Yves Michaud : Vous faites bien de poser la question.

— Les enjeux des pratiques artistiques 2

(Suite du débat de la Galerie du Haut Pavé, 1998, avec Fabrice Bousteau, Yves Michaud, Antoine Perrot, Dominique Gauthier et Maurice Benayoun.)

Antoine Perrot:Je suis un peu gêné. Je trouve qu’Eric force un peu le trait. Il n’est pas question de rétablir une hiérarchie. Il me semble que quand j’évoque Baselitz de la façon dont je le fais, je ne cherche pas à restituer une hiérarchie. Je voudrai dire en premier que le pluralisme, dont on parlait, ne doit pas entrainer cet espace de vague consensus mou, où toute position critique est accusée d’ostracisme. Ensuite les questions que j’ai abordées, mais je suis peut être confus, les questions donc portaient principalement sur la réception des œuvres et par conséquence sur les enjeux des pratiques artistiques. Je pense et c’est ce que j’ai essayé d’expliquer tout à l’heure, que, par rapport à une démocratie radicale, il faut absolument laisser la possibilité à un spectateur, quel qu’il soit, de pouvoir faire acte soit de refus, soit d’indifférence, soit d’acceptation. Mais, et c’est l’autre face, il semble qu’au sein des pratiques artistiques, il y a des glissements et que ces glissements, justement, s’ajustent à ce pluralisme en proposant des processus un peu décalés, un tout petit peu plus faciles, plus abordables. Il y a là une analyse qui n’a pas été faite. Je regrette d’ailleurs qu’Yves Michaud n’est pas poussé son livre un peu plus loin, par exemple sur une analyse du marché. Celui-ci favorise une fragmentation des pratiques parce qu’il a tout intérêt à ouvrir le marché de l’art à une certaine forme de marketing. La peinture d’une certaine manière s’oppose à ce marketing et c’est sans doute là où elle a une position un peu difficile, ou bien, c’est l’exemple que je donnais tout à l’heure: il faut être riche, vivre dans un château moyenâgeux avec des chiens-loups autour et avoir une figure de violence, une figure de mythe médiatique. Le problème, pour moi, se pose véritablement dans cet ordre là : est-ce qu’il n’y a pas actuellement des glissements dans les pratiques, où des artistes, pour arriver à survivre et à continuer financièrement à produire, vont glisser vers des pratiques un peu plus légères, vont glisser vers des pratiques qui vont satisfaire aussi l’institution et le marché et permettre cette survie financière.

Intervention brève dans la salle

Antoine Perrot: Une pratique c’est pas simplement le médium, c’est pas simplement le processus dans l’atelier, une pratique artistique c’est aussi, j’espère, être dans la cité, être citoyen, se préoccuper de ce qui nous environne. On peut pas réduire une pratique à, simplement, je bidouille dans mon atelier tous les jours. Si on en est là, moi, je ne bidouille plus.

Dominique Gauthier: Pour moi il s’agissait de dire à partir de quoi se posait, se situait une expérience, quel était mon engagement. Je suis engagé à ce niveau là et j’essayais de préciser les conditions optimales de cet engagement. Je m’intéresse vraiment, par ailleurs, à toutes les formes d’art, je ne fais aucune restriction, aucune hiérarchie, mais il s’agit toujours de dire quels choix on fait à un moment donné. Donc je pensais que c’était utile, par rapport à la question de la réception d’une œuvre, de dire à partir de quoi on la produit, pour quelles raisons et en tenant absolument compte des conditions objectives et spécifiques de l’œuvre mais pas du tout pour inscrire une hiérarchie quelconque.

Fabrice Bousteau: Est-ce que vous avez le sentiment, Yves Michaud, qu’aujourd’hui il y a une exclusion, que le marché tente d’exclure certains médiums et d’en privilégier d’autres ?

Yves Michaud : Merci de me poser ces questions car je voulais intervenir sur ce qu’avait dit Perrot. La question n’est pas de rétablir des hiérarchies, mais il faut aller jusqu’au bout du pluralisme. Le pluralisme ce n’est pas un pluralisme destiné à laisser purement et simplement s’imposer des choses qui sont à la mode ou qui paraissent être dans l’air du temps. Le pluralisme doit être vrai. Il consiste aussi à revendiquer, à accepter et à défendre un certain type d’expérience. Je crois que, dans le cas de la peinture, ce qu’il faut aujourd’hui, c’est protéger certaines expériences et défendre le droit à certaines expériences. C’est vrai que nous sommes submergés d’images, submergés de choses qui vont vite. On est submergé de ludique et on en sera de plus en plus submergé. On peut au contraire vouloir absolument revendiquer un certain type d’expérience qui n’est pas forcément une expérience du passé ou dépassée mais qui, simplement, est la nôtre. Il y a vraiment l’énorme pression de l’esprit du temps et cela on n’y changera pas grand chose, mais il reste toujours des niches, si vous voulez. C’est pas parce qu’il y a des best-sellers innommables qui se vendent par millions et qui sont fabriqués sur commande et qui sont préfabriqués, qu’il ne reste pas de la place pour quelques poètes, pour Andrea Zanzotto ou des gens comme cela. Il reste de la place pour certaines expériences qui sont indispensables car elles font partie, je dirais, de notre nature comme animal ayant des expériences esthétiques. En revanche, ce que je mettrai en cause, et vous le savez c’est un de mes sujets favoris, c’est le poids de l’institution, justement, quand l’institution cherche à courir après l’esprit du temps et là, effectivement, le pluralisme se trouve très facilement gauchi parce que si, en plus, il y a une sorte de codification institutionnelle de l’évolution de l’esprit du temps, alors cela devient grave. Donc ce que je mets en cause, c’est la volonté, je dirais, institutionnelle de manipuler le champ symbolique. Cela, c’est la formulation savante et habermassienne, c’est l’expression de ma critique de l’intervention de l’Etat et de l’Etat culturel dans l’esprit du temps. L’Etat culturel n’a qu’a laisser l’esprit du temps se porter comme il se porte et il ne se porte déjà pas si bien.

Un intervenant: Je remercie Yves Michaud pour son esprit de tolérance et la clarté de son intervention et j’ai trouvé l’intervention de Benayoun très intéressante, disons très claire, très complète, mais je tiens à m’inscrire en faux. Je ne suis pas d’accord avec sa vision. Je pense pour ma part que la vulgarisation de l’art, sous des formes modernes totalement tributaires du progrès de la technique, donc informatique, info-médias etc. je ne crois pas, personnellement, je ne pense pas que la vulgarisation de l’art est de rendre l’art beaucoup plus facile, automatique, permettant aux gens de ne plus faire un effort pour voir des images, de bombarder d’images un écran informatique via internet. Je ne crois pas que cela rende service à l’art et aux artistes en général. Cela ne rend pas service à l’art comme institution, ni à l’idée de l’art, ni au marché de l’art. Je crois que ce sont des fossoyeurs inconscients de l’art qui font partie d’une modernité acceptée par esprit de tolérance, et en cela c’est positif qu’il y ait une tolérance, mais en même temps, cela réintroduit la notion de mort de l’art. Je suis personnellement contre cette évolution technologique de l’art qui me semble le contraire de l’essence du message artistique en général.

Fabrice Bousteau : Yves Michaud vous voulez, sans doute, répondre en premier, mais je crois qu’il y a une confusion entre les nouvelles technologies comme outils de vulgarisation et les nouvelles technologies comme outils de création. Yves Michaud: Moi, c’était sur la haute idée de l’art que vous semblez entretenir. Vous savez, récemment à un débat, Gérard Genette disait : “Je n’ai pas d’argument contre quelqu’un qui préfère le ” Petit Vin blanc ” à l’art de la fugue, et vous m’avez félicité pour ma tolérance mais je la pousse très loin. Je crois qu’il y a plein d’expériences esthétiques qui sont extrêmement modestes, qui sont même éventuellement extrêmement vulgaires, qui sont extrêmement simples, qui sont au bord du non esthétique et qui ne doivent pas être protégées mais qui doivent être reconnues parce que je trouve qu’il y aurait, quand même, un petit paradoxe à soutenir que seules, disons, certaines personnes, particulièrement sensibles et à la sensibilité élevée, auraient droit d’avoir des expérience esthétiques. Il y a aussi une esthétique de la banalité, une esthétique du vulgaire…. Je ne parle pas là de Manzoni, car pour moi c’est encore de la haute culture, mais pensez que, même dans ces champs que vous considérez comme extrêmement vulgarisés, il y a aussi une expérience esthétique. Je dis donc, et je m’arrête là-dessus, soyons vraiment pluralistes.

Maurice Benayoun: Je vais être bref pour laisser la parole au Monsieur là-bas. Deux petites choses, juste pour rectifier un petit point historique. Effectivement la première apparition d’Internet c’est aux Etats-Unis, le Web, c’est à dire sa version multimédia, c’est européen, cela a été créé au CERN, c’est à dire qu’à partir du moment où on a mis du contenu et notamment de l’image dedans, cela venait de l’Europe. Pour ce qui est dont je vous parle, je peux paraître comme un zélateur d’Internet, ce n’est pas mon but. Pour ce qui est de la vulgarisation de l’art, ce que vous dites là m’évoque aussi, un peu, ce qu’on disait au début de l’imprimerie avec les dangers qu’il y avait à divulguer trop largement, finalement, un savoir qui était réservé à certains…… Alors excusez moi si j’ai mal compris.

Un intervenant: Au début de son intervention, Yves Michaud soulignait un point qui n’a pas été évoqué : l’engagement social de l’art. Je crois qu’un grand nombre d’artistes a développé dans les années 70 une réflexion sur cet engagement et sur leur rapport au marché. Par exemple, certains ont souhaité multiplier les images pour les rendre plus proches de ce qu’on pourrait appeler un public. Ce serait peut être le moment, avant de clore le débat, de revenir sur les enjeux sociaux des pratiques artistiques.

Yves Michaud : Vous faites bien de poser la question. Vous avez bien vu que ce n’est pas apparu et moi cela me trouble, mais cela a peut être à voir avec la situation actuelle. Moi, ce que j’ai perçu dans le discours de Dominique Gauthier, par exemple, c’est qu’il relatait une aventure personnelle de peintre, disons, dans la pratique picturale et par rapport à un champ qui est celui de la peinture. L’extérieur on sait pas où il intervenait. Benayoun s’est bien défendu aussi de joindre un public et il s’est positionné, en fait, comme un artiste romantique assez classique, finalement, en dépit de son médium. Il est un créateur, il fait développer ses logiciels, il est un peu un démiurge aussi. Antoine Perrot était plus sensible à l’extérieur mais avec une énorme hésitation: que faire en quelque sorte quand on n’est ni un démiurge, tout prêt pour la première page de Paris-Match ou de Gala, ni quelqu’un qui fait de l’info-com? Là encore, je reviendrai à ce que j’ai dit en commençant parce que c’est vrai qu’aujourd’hui, par exemple, un artiste qui prend une position critique, qui veut dénoncer quelque chose, qui est engagé,- il m’est arrivé d’écrire sur des gens comme Krzysztof Wodiczko, Dennis Adams,- il est immédiatement récupéré, il a à se singulariser dans un monde qui émet des images et y compris des images critiques continuellement sur ce monde là. J’avais été frappé par exemple quand j’avais travaillé sur Dennis Adams de voir que lorsqu’il a fait une exposition à Marseille, il l’a faite avec l’appui de Jean-Claude Decaux et dans le catalogue de l’exposition de son œuvre à Marseille sur le Vieux-Port, il y a un entretien entre D. Adams et J-C Decaux et cet entretien est absolument fabuleux parce que cela commence par un entretien de D. Adams par J-C Decaux puis petit à petit J-C Decaux lui fait comprendre que l’artiste c’est lui parce que c’est lui qui a les moyens, c’est lui qui montre des images, c’est lui qui est le maître des conditions d’apparition des images et D. Adams a toutes les peines du monde à retourner petit à petit la situation en fin d’entretien. Et j’en ai parlé avec D. Adams qui m’a dit que, effectivement, il était dans une situation très difficile parce que lui fait des images critiques mais ces images critiques sont complètement avalées, absorbées, englouties, dans un flux d’images qui sont soit d’adhésion soit de critique. Bon, c’est vrai qu’aujourd’hui, un artiste qui est critique, quel est son poids? Un artiste critique comme Alfredo Jaar aujourd’hui quel est son poids par rapport à des associations humanitaires par exemple? Prenez n’importe quelle organisation humanitaire qui diffuse des photos, qui engage des artistes pour faire les photos, ses campagnes de presse et voilà, bon… je livre, voilà, mes questions au public mais je n’ai pas beaucoup plus de choses à dire.

Fabrice Bousteau : Je donne la parole à Dominique Gauthier qui l’a demandée mais juste auparavant, une réflexion : votre remarque tient aussi à la nature des artistes présents autour de cette table. Je crois que si Pierre Huygues était ici cette après-midi, Matthieu Laurette ou Marie-Ange Guilleminot, la dimension sociale de leurs interventions artistiques étant très forte, le débat aurait une autre connotation. La base de leur art est fondée sur un travail sur l’économie et sur ses fondements, sur les règles qui définissent notre société aujourd’hui ce qui, effectivement, n’apparaît pas à travers les propos des trois artistes présents à cette table.

Dominique Gauthier : C’est une question d’adéquation à un instant, ou la question de l’instantanéité. Ce que je voulais dire ne cherchait pas du tout à évacuer la question sociale, donc de l’inscription de l’oeuvre dans la société, dans son temps d’action et d’émergence. Je voulais situer les choses dans une dimension plurielle, c’est à dire que j’ai affaire à plusieurs temps,. J’esquissais cela en disant: le temps historique de l’héritage et le temps de l’œuvre dans son devenir, dans l’appréciation idéale de son devenir. Je crois qu’il serait assez important pour certains artistes, peut être aussi pour les commentateurs et les critiques de ces engagements artistiques, de considérer que l’actualité et l’instant de l’œuvre sont des éléments de compréhension relatif. L’inscription de mon engagement n’écarte pas du tout les conditions d’environnement et d’intégration à une société, mais je les pense plus en terme de civilisation. Je pense que ce que m’objectait Yves à l’instant, me faisait remarquer, c’est assez héritier d’une dimension moderniste de l’art et éventuellement de l’appréciation de son utilité et cette utilité appartient à une dimension, à mon avis, qui correspondrait à un temps unique. Je voulais signifier que l’oeuvre avait une étendue, que la relation à la société, à la cité, avait aussi des étendues et que c’était en mélangeant quelque chose à plusieurs dimensions qu’on pouvait peut être apprécier à la fois la vérification de son propre engagement, en tant que peintre, et espérer justement avoir un contact adéquat avec le monde. Et je trouve que cela est quand même une particularité, ce n’est pas éviter la question mais c’est la poser d’une autre manière, avec d’autres conditions et je n’ai pas l’impression de refermer mon activité sur un engagement purement existentiel que je respecte par ailleurs.

Maurice Benayoun: Je voudrais répondre plusieurs choses à ce qui a été dit. Sur le fait que finalement ma démarche n’est pas très différente de celle d’un artiste du milieu du XXème siècle ou à la limite de la fin du XIXème : c’est tout à fait vrai. Je ne le conteste absolument pas. Précisons tout de même que, d’une certaine manière, ce n’est vrai que quand je m’inscris dans le champ artistique. La grande différence c’est que je ne me limite pas, au niveau de mes activités, au champ artistique, et donc je travaille aussi dans d’autres contextes, notamment l’enseignement. Pour le reste c’est assez juste. En ce qui concerne la question de l’engagement dans la cité, c’est intéressant parce qu’on peut reconnaître qu’il y a une espèce de désengagement général, de toute façon, dans notre milieu à la fin des années 90. Il y a une espèce de désengagement politique général. Maintenant, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’engagement des artistes. Notamment, on a évoqué tout à l’heure Internet, je me sens obligé de réintervenir là-dessus, ce qui va faire que l’étiquette va me coller à la peau définitivement, mais cela ne fait rien, cela n’a pas grande importance. Il se trouve que, justement, Internet, mettant en jeu un grand nombre d’individus, se prête tout à fait à des actions. Et beaucoup de travaux de création sur internet sont, typiquement, vraiment engagés. Notamment le travail de Muntadas avec le File Room – je ne sais pas si vous connaissez – qui recense tous les cas de censures dans le monde et notamment le travail d’un artiste dont j’ai malheureusement oublié le nom, qui travaille sur les réfugiés et qui fait en sorte de créer une sorte d’état pour les réfugiés de la planète, sur Internet. Il y a beaucoup de choses qui vont dans ce sens là. Au niveau de ma pratique personnelle, je ne voulais pas tout à l’heure m’étendre, mais ce n’était pas pour éviter de répondre, parce que j’estime avoir une certaine forme d’engagement dans mon travail et qui n’est pas forcément un engagement dans l’actualité, mais je vais quand même donner deux ou trois exemples pour dire à quel niveau. Je faisais en Septembre une exposition Ars Electronica offrant au public majoritairement autrichien, à Linz, dans la ville d’Hitler, la possibilité d’effacer la mémoire, c’est à dire de créer, par effacement, des images qui faisaient disparaître la mémoire notamment du nazisme. Il y avait des images de nazis, il y avait tout ce qu’il fallait là-dessus, donc ils participaient à leur propre effacement de la mémoire, ils participaient aussi, finalement, à une mise en scène de ce qu’est leur pratique du passé qui est quand même assez particulière. On a évoqué tout à l’heure une œuvre que j’ai faite qui était commanditée partiellement par Canal+ qui en ignorait le contenu, et qui était présentée très largement sur le stand de Canal+ à “Imagina”, donc dans un lieu très commercial. Je montrais une installation qui mettait le spectateur en situation de vivre un rapport avec un être autonome, qui simulait finalement le comportement d’un programme de prime-time en télévision, c’est à dire que le spectateur se trouvait confronté à la situation d’avoir quelque chose en face de lui qui cherchait à le séduire à tout prix et qui pour cela était prêt à toutes les métamorphoses et à tous les compromis avec un comportement spécifiquement putassier. C’était sur le stand de Canal +, c’était payé partiellement par Canal+. C’était là. Donc il y a des formes d’engagement qui sont liées à ces techniques qui ne sont pas systématiquement des formes de compromis. Un autre travail que j’ai fait qui s’appelle Dieu est-il plat? dans la série des Grandes Questions, l’autre c’était : Le diable est-il courbe?. Dieu est-il plat? c’est beaucoup plus une interrogation sur ce que c’est que de déléguer à une image – en l’occurrence la représentation de Dieu – ce que c’est de transférer à une image un pouvoir sur l’homme, son existence et sa place dans le monde. Donc pour moi c’est une forme d’engagement et c’est tout ce que je peux faire. C’est tout ce que je peux faire à ce titre et dans ce cadre et je ne pense pas que cela ait un pouvoir extraordinaire sur le monde mais néanmoins ce que je peux faire je le fais.

Fabrice Bousteau: Yves Michaud, est-ce que la « pluralisation » des pratiques artistiques aujourd’hui, l’atomisation des publics, n’a pas entraîné, peut être, une visibilité moins forte de l’engagement des artistes aujourd’hui ? Et j’ai une autre question : dans la polémique à laquelle vous participez avec Jean Clair et d’autres, nous journalistes, nous sommes très étonnés par le fait que les artistes prennent en définitive peu la parole par rapport aux intellectuels qui alimentaient le débat.

Yves Michaud: Il y a moins de visibilité des artistes, je crois, à cause du choix par le plus grand nombre d’autres formes de pratiques artistiques et culturelles. Ce n’est pas, à mon avis, pour rien que lors des prises de position concernant la question de l’immigration ce sont plutôt les cinéastes qui ont été en tête, plutôt que toute autre catégorie, effectivement, d’artistes. Moindre visibilité, je crois que cela correspond à ce changement que nous vivons c’est à dire un changement dans la hiérarchie des arts. Je ne dis pas la hiérarchie, à la différence de de Chassey, ce n’est pas la hiérarchie officielle. Dans la hiérarchie factuelle, il y a certaines formes d’art qui ont aujourd’hui plus de visibilité et plus d’influence que les arts visuels. Il faudrait, d’ailleurs, se demander comment les arts visuels en sont venus à occuper pendant un certain temps la position première parce qu’on doit rappeler qu’au XIXème siècle l’art majeur c’est d’abord la poésie et ensuite la littérature. Le grand intellectuel français du XIXème, c’est d’abord Victor Hugo et si on avait parlé d’une crise de l’art contemporain au XIXème, ç’aurait été d’abord une crise de la littérature. Comment se fait-il qu’il y ait eu une réorganisation dans nos perceptions de l’art telle que la sculpture, la peinture, en gros tout ce qui est dans les musées, en soit venu à avoir le premier rang et, probablement aussi aujourd’hui, à le perdre. Donc effectivement il y a une perte de visibilité, un changement dans l’économie de la culture. C’est ce dont je fais un peu le diagnostic dans mon livre. Du silence des artistes, il y a plusieurs raisons. Il y a des raisons peut être institutionnelles, sociologiques mais cela a à voir avec la nature du débat. C’est un débat, je dirais démocratique c’est à dire que c’est un débat où un certain nombre de gens non compétents, qui ne sont pas du milieu de l’art – on le leur a d’ailleurs assez reproché – prétendent formuler des jugements et des appréciations sur l’art. C’est une étape dans l’irruption de la démocratie aussi dans les questions de goût. La démocratie s’étend à des champs de plus en plus nombreux et elle fait irruption aussi dans le domaine du goût. Du coup, les artistes représentent seulement une partie des gens concernés dans cette affaire; ils n’ont pas forcément le plus mauvais point de vue mais ils n’ont pas forcément le point de vue unique sur leur activité. Il y a aussi une réaction du champ social à ce que font les artistes. C’est la fin de la tour d’ivoire formaliste, et si cela les conduit à repenser, justement, le statut de leur pratique et les enjeux de leur pratique, c’est une excellente chose parce que pendant très longtemps, justement, il a été tellement acquis, notamment avec l’emprise du modernisme formaliste, que les gens du milieu et les artistes en particulier étaient finalement maîtres de la définition et des enjeux du champ, cela a été tellement acquis qu’on avait fini par oublier que le champ était en rapport avec le champ social en général. Encore une fois, si vous reprenez l’exemple de la littérature au XIXème siècle, le problème des enjeux des pratiques littéraires au XIXème siècle n’est pas simplement un problème réservé au milieu littéraire, c’est aussi un problème lié au public, à la démocratie, à l’instruction publique. Encore une fois, reprenez le cas de la figure de Victor Hugo.

Un intervenant: Un débat? C’est une polémique entre Monsieur Michaud et Monsieur Henric. On en a plein la tête, plein les médias. On en a assez. Les artistes travaillent…..S’il y avait débat, on serait partie prenante. Cette polémique n’est pas du tout intéressante. On se fiche que Baudrillard dise que l’art est nul. Pour moi, c’est pas le sujet du jour. Cela dit…

Yves Michaud: Baudrillard trouve que tout est nul. C’est un sceptique

L’intervenant: J’ai remarqué… Je ne dis pas que l’art contemporain est nul, je dis qu’il est inexistant pour 90% de la production qu’on voit. C’est une autre histoire. On parle beaucoup des enjeux des pratiques artistiques et d’expérience et d’expérimentation. C’est un débat très technique, en fait, qui dit expérience et expérimentation, dit quelque chose en cours d’élaboration, donc non fini, et qu’on montre et qu’on est tenu de consommer dans les galeries etc… Puisque il y a un artiste multimédia qui fait des images, j’ai une question à lui poser…J’aime beaucoup les nouvelles technologies; moi, aussi, je m’amuse beaucoup avec mon ordinateur sur internet… mais j’ai l’impression qu’on en parle comme un photographe qui discourerait beaucoup sur son appareil photo mais dont on ne verrait pas le travail ou dont le travail serait peu porteur de sens. Chez les artistes contemporains qui pratiquent ces nouvelles formes, quelle est la finalité de leur production? Est-ce que c’est la finalité de toute création artistique, en fait. Est-ce que c’est, comme le travail de Beuys, transformer l’individu dans la société, transformer les rapports des individus entre eux et, par là, de changer la société ou alors, est-ce simplement une pratique très technologique et qui, pour moi s’apparente à montrer un savoir-faire que je qualifierais de masturbatoire et qui ne nous intéresse pas. Si les gens veulent se masturber, ce n’est pas la peine de le faire dans une galerie. Donc, je voudrais qu’on clarifie. Et puis une deuxième question: j’ai entendu deux fois dans la salle le terme de démocratie radicale et cela m’inquiète beaucoup et je voudrai que vous précisiez votre pensée à ce sujet d’autant que la présentation que M. Perrot a fait de Baselitz m’inquiète beaucoup et que s’il a dit dans un article qu’une société démocratique est dangereuse pour l’art, il n’a certainement pas voulu dire qu’il était anti-démocratique, et s’il dit aussi qu’ Hitler a été artiste mais qu’il a quitté son atelier, oui et alors ? cela ne veut rien dire sorti de son contexte. On peut prendre comme cela une petite phrase et faire des commentaires à l’infini. Surtout, cette notion de démocratie radicale m’inquiète énormément et je voudrai entendre quelques précisions là-dessus.

Fabrice Bousteau: Je donne la parole à Yves Michaud parce que cette notion de démocratie radicale est un concept développé par Yves Michaud.

Y Michaud: Pour autant que je puisse aller vite, je vais essayer quand même, d’être précis et clair. Le concept de la démocratie, qui nous est échu des Lumières, est un concept de l’égalité de citoyens qui sont éclairés, qui ont une raison, qui ont été éduqués. D’ailleurs, pendant tout le XIXème siècle, y compris chez Kant, par exemple, vous avez la différence entre citoyen actif et citoyen passif. Il y en a certains qui ont le droit de voter parce qu’ils sont éclairés et qu’ils sont autonomes et d’autres qui ne peuvent que bénéficier de la liberté et de l’égalité, parce qu’ils ne sont pas assez éclairés, parce qu’ils ne sont pas assez autonomes, par exemple les femmes, les domestiques, les enfants, etc. Cela, c’est le concept, disons, de la démocratie du XVIIIème siècle, hérité des Lumières, qui est un superbe concept sur lequel nous avons vécu et qui durant tout le XIXème a donné naissance aux spéculations sur les questions suivantes : à quelles conditions pouvaient-on être électeurs, fallait-il payer des impôts, fallait-il être propriétaires, fallait-il ceci, cela, etc. ?. Ce qui apparaît avec la société de masse et la société du XXème siècle, c’est qu’en fait tous les hommes, quel que soit leur degré d’éclairement et d’éducation, sont égaux. C’est ce qu’il y a dans le code électoral: que vous soyez idiot ou compétent, vous avez la même voix et c’est cela la démocratie radicale. C’est le jour où, en fait, toute personne, en vertu du fait qu’elle est un homme, tout simplement, et qu’elle est supposée avoir une raison, peut exercer strictement tous ses droits, donner son avis, agir, voter pour peser sur les décisions. Cela donne une forme de démocratie qui est gênante par rapport à l’idéal, si vous voulez, de la rationalité parce qu’il y a de la démagogie, il y a du populisme, il y a le gouvernement par les sondages, il y a la tyrannie de l’opinion, il y a le populisme, Dieu sait si on est exposé au populisme, mais je crois que c’est aussi cela la démocratie radicale, qu’on n’en reviendra pas et que, en fait, c’est probablement la meilleure forme de démocratie. Comment allez-vous décider de la compétence de quelqu’un à donner son avis sur quelque chose ? Je sais bien que là nous sommes à la table des orateurs, que nous sommes censés avoir plus de compétences, mais la règle du jeu c’est que, en gros vous acceptez cela. Mais vous, l’assistance, vous ne vous privez pas de nous dire que vous n’êtes pas d’accord, et vous avez raison, et vous en avez le droit, fondamentalement. C’est tout, c’est cela la démocratie radicale. A mon avis, la démocratie radicale est irréversible. Cette démocratie radicale s’étend progressivement jusque à ce fait très important: c’est que les gens n’aient même plus de révérence pour le jugement des experts. Tout expert trouve, toujours, un plus expert que lui et d’autres moins experts que lui, par définition.

Fabrice Bousteau: Je donne la parole à M. Benayoun qui a été attaqué et qui va répondre et puis on finira le débat parce que la démocratie c’est aussi de permettre aux autres d’avoir le même temps de parole. Il y a les débats qui vont suivre et donc je donne le dernier mot à Maurice Benayoun.

Maurice Benayoun: Je voudrais juste répondre à la question qui m’a été posée, à la remarque de tout à l’heure, qui était tout à fait pertinente: sur l’idée qui était qu’après tout on en parle de toutes ces choses, on en parle, mais on n’en voit pas et à la limite c’est que de la technologie etc. Je voulais dire que c’est la première fois que j’interviens sans montrer d’images, habituellement, je refuse d’intervenir sans montrer des images justement parce que ce sont des domaines où on fantasme beaucoup plus qu’on ne fait de choses et j’aurai voulu en témoigner. Sur la question de savoir si c’est juste technologique ou si c’est vraiment porteur de sens, ce que j’espère profondément, là ce n’est pas à moi de répondre, par contre, je me tiens évidemment à la disposition de ceux qui veulent vraiment voir des choses.