by Tim Murray

— Can you Dig/It? Comprendre le Dump de Maurice Benayoun

Can you Dig/It? Comprendre le Dump de Maurice Benayoun

par Tim MURRAY

 

Fouiller le Dump de Maurice Benayoun?

Au premier abord, l’invitation pourrait paraître peu attrayante. En fouillant et en faisant les poubelles dans le milieu négligé et dévastateur du Dump de Benayoun, vous prenez le risque d’être souillé par les déchets numériques de cet artiste irrévérencieux. Quelles pourraient être les conséquences d’un séjour dans le blog marécageux des projets abandonnés par autrui? Avez-vous envie de subir l’état affectif viral des émotions mécaniques de cette oeuvre ?   Est-ce ça vous botte de vous trouver l’objet d’une plaisanterie artistique ? Rêvez-vous de passer des heures à farfouiller les diverses couches de la pensée inachevée de MoBen, pour , au mieux, trouver qu’il ne vous reste que les piques numériques de ses commentaires ironiques, ou, au pire, la promesse simplement alléchante de Mo(re) Ben(ayoun).

Si ça vous botte de chercher MoBen, vous pourriez également partager le labeur d’autres qui sont passés par là avant vous, qui ont pris la responsabilité indirecte de l’expression universitaire de son Dump. Car ce projet ludique, qui intègre le blog créateur et le blog artistique, a même pris la forme d’une réaction inconvenante au travail universitaire. Il cristallise l’approche de MoBen par rapport au ‘dig’ (fouille) scolaire. Nous pourrions citer une des définitions de ce mot ‘dig’, donnée par le Oxford English Dictionary “étudiant lourd et laborieux.’   Si vous avez vraiment envie de le botter, de fouiller, de travailler dur et de manière laborieuse sur un projet scolaire, vous pourriez sans aucun doute accepter l’invitation du projet N° 188, intitulé ‘Écrire une thèse.’   Fort heureusement, ce projet n’a plus besoin de se faire adopter, puisque la thèse elle-même a déjà été rédigée et soutenue, sans aucun doute à la grande joie de ses professeurs perplexes qui sont certainement soulagés maintenant d’être débarrassés de MoBen.

Néanmoins, derrière les jeux de mots irrespectueux derrière le Dump, se trouve la promesse exceptionnelle de son fonctionnement nominal.   Il s’agit d’un montage extrêmement riche de propositions numériques, qui creuse la matérialité même de la culture numérique. Les utilisateurs de cette décharge ont ici l’opportunité, comme le dictionnaire Oxford pourrait l’exprimer, de ‘creuser sous terre’ ou de fouiller dans le Dump dans l’optique de ‘progresser ou avancer’ la pensée en ‘enlevant ou en repoussant du matériel’ : littéralement. Ou, comme le dit si bien MoBen, “d’autres peuvent fouiller et extraire des éléments du Dump dans le but d’appliquer les mêmes concepts à leurs propres projets, ou bien d’accélérer le processus de décomposition d’éléments rejetés.’ Le plus important est l’articulation entre le Dump et les propres projets artistiques de Benayoun, qui recycle la culture numérique pour la transformer en terrain fertile, afin d’accueillir la pensée progressiste et la réaction affective. Car ceux qui viennent jouer dans le Dump doivent creuser.   Ils doivent littéralement se servir des doigts pour fouiller dans les couches d’images et d’interfaces algorithmiques dans l’optique de révéler et de se délecter des promesses épistémologiques et politiques du numérique.

La fouille s’est toujours trouvée à l’avant du travail de Benayoun, depuis qu’il est passé de la perspective ludique de Dieu est-il courbe ? et Le diable est-il plat ? à l’environnement trois dimensionnel souterrain du Tunnel sous l’Atlantique. En 1995, ce Tunnel a présenté aux visiteurs du Centre Pompidou et du Musée d’Art Contemporain de Montréal la surface d’un tube énorme, qui leur permettait de littéralement creuser dans les images numériques de l’histoire de leurs cultures respectives. Les visiteurs avaient la possibilité de modifier la forme et la texture du tunnel en fouillant, numériquement, les paysages imagés à l’écran. Ici, le frisson procuré par le fait d’habiter le temps et l’espace se rajoutait à la créativité de la fouille. « Si on se laisse aller au plaisir mystérieux et immédiat de la possibilité euphorique de creuser à une vitesse folle, Benayoun déclare, nous ne trouvons pas les mêmes éléments iconographiques qu’en creusant avec attention et avec curiosité. » La fouille rapide du Tunnel constituait la pratique récente de la ciné-écriture, par laquelle les archéologues de l’écran élargissaient et tirait les images dont la curiosité culturelle déterminait l’édition même de l’image par rapport à la temporalité du déplacement de leur contexte numérique et de leur propre place dans l’espace physique.

Cette possibilité créatrice non seulement d’habiter mais aussi de pénétrer et d’écrire à l’écran libérait les utilisateurs des contraintes physiques de l’espace du musée, alors qu’ils se délectaient du son de la voix de leur collègues travailleurs culturels qui creusaient de l’autre côté du pays des merveilles de l’Atlantique. Pour des visiteurs qui peinaient pour rejoindre leurs collaborateurs virtuels, l’action de creuser servait donc à catalyser un champ magnétique d’états affectifs physiques, visuels et acoustiques. Au bout de six jours passés à tapoter, gratter, tirer et griffer, ils pénétraient enfin, grâce à la téléprésence, le quatrième mur de données visuelles pour aller rencontrer, aussi bien visuellement qu’auditivement, leurs homologues internationaux.

Mais creuser pour trouver les merveilles de la révélation, pour atteindre la pierre philosophale virtuelle, ne s’accord pas vraiment à la philosophie artistique de MoBen. Nous ne pouvons pas, non plus, comprendre le fonctionnement de la fouille virtuelle de MoBen en déplaçant notre attention de la pierre au capital. Le Dump ne ressemble en rien, par exemple, à la ‘main invisible’ du philosophe-économiste Adam Smith : la main invisible qui guide le peuple et qui permet à l’industrialiste bienveillant de veiller au bien commun de la frontière numérique à l’intention de et au profit de ceux dont les données personnelles et le pouvoir d’achat vont soutenir et profiter au système qui les entoure et qui les exploite. Le Dump, par contre, nous présente un projet totalement à l’opposé : la Main Invisible, où MoBen propose de créer une main holographique qui étend la ‘générosité profonde’ du doigt numérique. Plutôt que de tendre une main ouverte vers les descendants du réseau économique invisible de Smith, qu’on peut tenir responsable du ‘fossé digital’ et des gouffres du point de vue de l’économie et d’accès, MoBen propose de la remplacer par une ‘main visible’, qui dresse fièrement le cadeau symbolique du majeur. En faisant ainsi le ‘doigt d’honneur’ à notre système économique de bienfaisance invisible, ce doigt très provocateur invite la communauté numérique à ramener le Dump vers un autre niveau, de penser autrement l’activité de creuser, de façon qui pourrait le soustraire du réseau symbolique même qui le soutient.

Pris au premier degré, tout ceci pourrait bien nous amener à accepter le défi qui nous pose MoBen quand il parle de Vider le grenier. Plutôt que de fonctionner sur le principe de rentabilité, qui amène Jean-François Lyotard à critiquer les objectifs économiques de la technoculture, Moben ici préconise l’acceptation d’une perte comme élément du processus de création elle-même. En libérant le projet mal conçu, inachevé ou manquant de financement des entraves de la propriété privée ou du deuil personnel, MoBen propose de libérer les projets, leur permettant de s’envoler vers l’éther de l’imagination, ce qui donne la possibilité de nourrir l’imagination des autres de la poussière mnémonique des pixels du grenier.

Le geste plutôt altruiste du Dump prend une forme politique poignante dans deux autres projets. Ceux qui sont venus fouiller la décharge en 2008 ont trouvé non seulement Vider le grenier, mais aussi Changer le monde (2008).   Cette proposition fantasque pose la question de la possibilité de lancer un projet artistique qui pourrait, effectivement, changer le monde. Un tel projet s’interroge sur le potentiel du ‘hacivisme’ et du recyclage du contenu du grenier pour aboutir à des gestes déterminés qui, dans un autre contexte, seraient dérisoires. Changer le monde porte, en quelque sorte, le poids de la réflexion, pour traquer, dans l’environnement de MoBen, les preuves de ce qui aura été changé de par sa pratique et celle de ceux qui viennent fouiller. Une des conséquences de cette question posée en 2008 est peut-être justement cette Main (très) Invisible, qui vient se placer de façon vulgaire dans le flux suturé des médias du monde.   Cependant, un autre projet proposé en 2008, LAB-IP, sous-entend que MoBen envisage quelque chose de bien plus révolutionnaire que simplement se débarrasser des idéologies et des systèmes de valeur du passé. Le LABoratoire d’Innovation Politique ravive notre désir de repenser le monde, d’envisager un avenir qui ne serait pas simplement une caricature du présent. Le Laboratoire serait un espace qui pourrait héberger un avenir laissé à l’imagination de tous ceux qui sont pétrifiés par la répétition des nuits trop longues et des journées trop actives. La jubilation viendrait se joindre à la vigilance et l’imagination rencontrerait la responsabilité, pour penser le monde de manière différente.

Nous pouvons nous imaginer ce qui pourrait se produire dans LAB-IP en revenant sur les propres projets hactivistes de MoBen, qui, tout comme Main Invisible, arrivent à se soustraire de manière astucieuse des réseaux symboliques qui les soutiennent. Un de mes préférés, Peau du monde, safari photo au pays de la guerre (1998), pourrait, au premier abord, donner l’impression d’exploiter le frisson ludique des grottes virtuelles et des jeux trois dimensionnels qui ont tellement fasciné les joueurs numériques branchés des années 90. Ceux qui viennent visiter cette grotte se trouvent plongés dans un scénario de guerre. On leur propose un accès en perspective supplémentaire à des scénarios sanguinolents, à travers les viseurs des caméras suspendus devant eux. Bien que les caméras cherchent à stabiliser le diorama énigmatique du conflit, en fait elles effectuent une dissimulation ou un effacement de l’espace encadré visible à l’écran. Chaque click aboutit à l’évacuation ou à la destruction visuelle. Alors que ceux qui cliquent se croient engagés dans le processus de voyeurisme traditionnel de faire des images, rapidement, leur rôle devient plus créatif : ils deviennent fouilleurs. Leurs tirs activent un nouveau type de fouille, où les images sont littéralement enlevées, pour laissant un espace blanc à reconstruire. Ce qui est promu ici n’est pas la reconnaissance du familier, disons les traumatismes de la guerre ou la tristesse de la perte. Il se produit quelque chose d’autre dans les espaces vides des profondeurs du Dump virtuel. Au fur et à mesure que le vide s’installe, il catalyse un nouvel événement théâtral de click et de clack : il ne s’agit pas seulement des bruits des objets qu’on jette visuellement à la décharge, mais également des relais du réseau numérique lui-même.   Les images qui sont soustraites de la globalité de la mémoire sont transmises vers une imprimante digitale, pour être libérées de la scène du traumatisme premier. C’est comme si le grenier poussiéreux de la guerre donnait une seconde chance à la circulation de l’imagination.   Dans une des installations à New York, l’imprimante avait même été placée loin du site où la machine numérique du désir crachait des images dont les soustractions entraînaient des additions mystérieuses. Alors que MoBen suggère que la porte du projet Peau du Monde ‘reste ouverte à un certain type d’oubli’ je suis plutôt tenté de dire que la fouille numérique de ‘Peau du Monde’ sert à catalyser un certain type de pensée : penser la fusion des médias nouveaux et anciens, de corps photographiques et de peaux numériques, de traumatisme et de réflexion, de tir et de fouille.

Ce qui revient constamment dans le Dump est la manière dont ses processus d’expression par blogs sur le Net reflètent les installations des projets de MoBen, dans la manière dont ils revitalisent le toucher psycho-politique de l’interface artistique.   L’extraction des données rencontre la mécanique des émotions en sensibilisant le visiteur, qui est donc invité à faire sauter le couvercle de l’Internet, comme s’il tentait constamment d’étendre la portée de ce premier tunnel sous l’Atlantique. Toujours en mouvement, la mécanique des émotions (2008) rend concret les fouilles virtuelles du Tunnel sous la forme d’une énorme sculpture qui, touchée de manière interactive, émet une musique infrasonique composée à partir de données numériques en provenance de plus de 3000 des plus grandes villes du monde. Présentée comme un globe dégonflé, il ne s’agit pas d’un dessin cartographique dont le relief doit être creusé, mais plutôt d’un champ sonore et graphique des émotions du monde, sculptées à partir de données du Web et ayant pour interface la surface sphérique flasque. Contrairement peut-être à certaines autres installations de Benayoun, ici le toucher rajoute de l’information, plutôt que de l’enlever. Mais cette fois-ci ce qui est rajouté est la visualisation de la soustraction elle-même, soustraction telle qu’elle a été appropriée et adaptée par les forces très symboliques des capitaux qui reçoivent le doigt invisible de MoBen. Bien que le flux rapide des données qui circulent sur l’Internet pourrait donner l’impression que le monde se rétrécit, (‘Ce réseau est-il plat ?’) , Toujours en mouvement est un exemple de la sélection par couches des vibrations de l’Internet, anglophiles et centrées sur le capital. Quand il pose la question : ‘Quelle est la représentation du monde que peut nous donner l’Internet ?’, MoBen met en scène la mécanique des émotions, pour relier le toucher au soustractions silencieuses du gouffre numérique , dont les voix pourraient être étouffées, mais dont les vibrations émotives sont le moteur des machines désireuses de la fouille virtuelle de MoBen.

Le résultat place le Dump et les installations de l’auteur sur un autre niveau numérique. Le toucher, en tant que contact physique et émotionnel, ravive et il est ravivé par le champ esthétique palpitant des projets de Benayoun. Alors qu’il veut que j’entende les faibles rythmes affectifs de ceux qui sont réduits au silence par le réseau puissant de la télécommunication globale, j’entends dans son œuvre non seulement le toucher mais l’énergie active du champ magnétique psycho-politique du Dump. Il s’agit peut-être plutôt ce que Jean-Luc Nancy appelle “le toucher à.” L’art touche, écrit Nancy dans, Les Muses (1994, l’année où MoBen se pose la question : Dieu est-il plat ?)

à l’integration vivante du sensible – mais cette fois, il faut entendre ‘toucher à’ au sense d’ébranler, d’inquiéter, de déstabiliser ou de déconstruire. L’art touché de cette manière à ce qui, de soi, naturellement, établit l’unité synthétique et la continuité d’un monde de la vie et de l’activité. Ce dernier n’est pas tant, en dernière analyse, un monde sensible qu’un monde intelligible de repères, de finalités et de transitivités, et moins un monde peut-être qu’en dernière analyse un milieu [un Dump?], un Umvelt (celui du ‘1% d’informations’). L’art y découpe ou y force le moment du monde comme tel, l’être-monde du monde, non pas comme un milieu où se meut un sujet, mais comme extériorité et exposition d’un être-au-monde.

C’est dans cette manière de ‘toucher à’ que je voudrais voir le Dump ‘comme extériorité et exposition d’un être-au-monde.’

Effectivement, j’aimerais pousser les choses numériquement un chiffre plus loin en demandant comment le Dump pourrait intégrer le frisson du silence, pour placer en relief ‘un être au monde’ lors d’une exposition. Quelle meilleure réponse pourrait-on donner que Red Light Spotters, projet silencieux du Dump. Au sommet de la tour Mori à Tokyo , symbole de la renaissance du Japon en tant que source mondiale du pouvoir technologique digital, MoBen s’est trouvé en compagnie de Philippe Codognet, en train de se demander quelles émotions pourraient émaner des chuchotements des lumières rouges étalées comme un tapis à leur pieds dans la ville nocturne. MoBen demande si, grâce à un attention suffisante, Red Light Spotters (RLS) ne pourrait pas communiquer les vibrations silencieuses de la ville. Des caméras robotisées placées devant les fenêtres panoramiques de la Tour pourraient balayer la ville, pour créer une tapisserie de sons, exprimant ainsi les vibrations couchées plus bas. La caméra elle-même devient maintenant un objet qui creuse, chuchoteur mécanisé du réseau mondial des âmes branchées.   RLS touchent à.

Le Dump vous botte ? Can you dig/it?

 

Timothy MURRAY

 

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