Que penser de la diabolisation de la technologie dans les pratiques artistiques?

— L’art coupable mais toujours libre

L’art coupable mais toujours libre.

Que penser de la diabolisation de la technologie dans les pratiques artistiques?

Ce qui pose problème aux détracteurs d’un art qualifié de technologique, c’est d’abord l’emploi d’outils-béquilles dans une activité qui met en avant l’authenticité de la démarche. Outils qui donnent au medium une place qui dépasse celle de l’intermédiaire ou du liant (en peinture) des pratiques traditionnelles. Outils par lequel l’utilisateur semble, au moins partiellement, déléguer à un instrument “agent”, la part “d’âme” à l’origine du processus créateur. Avec l’art technologique, on semble loin de l’artiste romantique dont le dénuement va de pair avec l’authenticité. Pour ne prendre qu’un exemple, Van Gogh constitue l’archétype de l’artiste “moderne” qui peint avec son corps en l’état âme. Et on l’imagine mal devant un ordinateur.

Pourtant l’outil technologique apparaît comme le prolongement naturel d’une démarche entamée de longue date qui nous rapproche d’une finalité qu’on aurait bien été en peine de définir il y a encore quelques décennies. Il se pourrait que le virtuel nous fasse comprendre l’art.

Parallèlement à l’histoire des pratiques artistiques s’est développée l’histoire des techniques de représentation. La compréhension de ces dernières pourrait éclairer la finalité des premières. Si la question du “réalisme” a traversé avec plus au moins de bonheur l’histoire de l’art, il a été trop souvent associé à l’idée de reproduction de l’effet de surface. Plus encore à la Renaissance, une représentation réaliste est celle qui respecte le principe de la dégradation linéaire propre à la perspective conique ou qui parvient à restituer l’effet de volume grâce au clair-obscur. Un des objectifs est clair : reproduire la manière qu’à le monde de réfléchir la lumière qu’il reçoit (et produit simultanément). La photographie a poursuivi cet effort, et le cinéma y a ajouté la composante temporelle. Puis le son, le relief…

Bien souvent le résultat illustre la dualité Lumière/Mélies. Reproduire le monde tel qu’il apparaît ou l’imaginaire à la manière du monde. Nos rêves, construits à partir d’éléments identifiables, c’est à dire ayant acquis dans la fiction réalisée le statut d’objet.

On a cru que l’ordinateur, en automatisant les lois de la perspectives allait changer de façon significative, grâce à l’image de synthèse, notre appréhension de la représentation. Et ce n’est apparemment pas là que la mutation la plus radicale s’est produite.

C’est lorsque l’on s’est soucié plutôt de reconstituer le phénomène physique que d’en reproduire les effets, que les premières mutations sont apparues. Partir de la dynamique des fluides pour créer la vague est en effet bien différent que de chercher à placer les taches de lumière sur une surface verdâtre pour “tromper l’œil” au point d’y voir de l’eau. Plus loin encore, en essayant de comprendre les comportements de groupe on anime le vivant sans avoir à en maîtriser l’instant. C’est l’application à la production de l’image de ce que l’on appelle la vie artificielle, l’animation comportementale, procédurale ou générative ou rudiments d’intelligence artificielle. On produit la cause et on attend l’effet. C’est ce que j’appelle “infra-réalisme”, une recherche de traduction du réel fondée sur ce qui se passe en deçà de la surface des choses et qui l’explique. Un réalisme des profondeurs.

La deuxième mutation significative directement liée à l’usage de l’informatique, est l’interactivité. Ce n’est pas une idée neuve que de l’énoncer. Je réserve ici le terme d’interactivité à tout ce qui dépasse le stade de la simple “action/réaction” mise en œuvre, par exemple, en pressant un interrupteur pour obtenir la lumière. Cette interaction là appartient à l’âge électrique et non à l’âge numérique et l’on en retrouve des applications jusque dans ce qu’il convient de nommer le stade du click. Une grande partie de la production multimédia fait donc appel à ce registre qui pour une grande part est antérieur à l’interactivité.

Nous parlons donc d’interaction lorsqu’il y a une réelle modification de l’objet du fait même de notre présence, active ou non. Nous interagissons avec le monde qui nous entoure même de manière non intentionnelle. Le monde est modifié par notre présence et nous ne pouvons nier qu’il nous modifie en retour, ou en préalable.

L’œuvre interactive est donc une œuvre susceptible d’être modifiée par la présence de son visiteur. Cette relation d’appartenance qui lie le spectateur à l’œuvre rapproche notre expérience de l’ouvre interactive de notre rapport au monde réel d’une manière bien plus forte, ou pour le moins différente, qu’une représentation habile due à l’art d’un hyperréaliste méticuleux. Le statut de l’œuvre comme celui de son “spectateur” sont modifiés de telle manière que l’expérience peut laisser les traces profondes, s’il fallait une image, d’un voyage initiatique dans un pays lointain.

Parhasios et après

On connais l’histoire que Pline raconte du concours qui opposa Zeuxis à Parhasios. Tous deux, maîtres dans l’art de l’illusion, acceptent le jugement du public. Les deux peintures sur scène son masquées par un voile. Zeuxis commence, et dévoile un superbe peinture de fruits dont les raisins sont si criants de réalisme qu’un oiseau qui passait vient les picorer. Tout le monde est très impressionné. N’est-ce pas là un peintre exceptionnel pour qu’il réussisse, par l’image, à tromper l’instinct animal? Alors Zeuxis fier de lui se dirige vers la peinture de Parhasios. Mais lorsqu’il cherche à en lever le voile, il découvre que c’était celui-ci qui était peint. Zeuxis trompait l’animal, Parhasios trompait l’homme. Quelle leçon! C’est en tout cas celle que retiennent les historiens, l’enjeu de l’histoire étant, pour eux, l’excellence en matière de savoir faire pictural. Pourtant Parhasios inaugurait là bien autre chose qu’une nouvelle entrée au livre des records. L’œuvre de Zeuxis, c’est bien la peinture, et l’intervention de l’oiseau n’est qu’une anecdote amusante qui illustre le propos. L’œuvre de Parhasios c’est la peinture du voile ET le geste de Zeuxis. C’est l’action qui lie les deux qui fait œuvre. On imagine mal Parhasios tentant lui-même de lever vainement le voile qu’il a peint. Il aurait été parfaitement ridicule. Seul Zeuxis devait faire le geste pour donner son sens au travail de Parhasios. Le voile peint n’a pas de valeur intrinsèque. Dissocié du geste, du lieu, donc de la situation, il perd toute signification. Il s’agit peut être là d’une des toutes premières oeuvres interactives.

Au delà d’une recherche – certes louable, mais probablement insuffisante – de restitution du monde, de son apparence ou de son fonctionnement, l’œuvre interactive donne une place singulière au spectateur. Elle ne fait pas de lui, un coauteur, comme on l’entend trop souvent. Elle fait du temps vécu par le spectateur un moment de l’œuvre. Partant de là on est confronté différents types de productions interactives.

La simulation ludique ou informative Les productions immersives qui plongent le spectateur dans un univers existant ou imaginé, présent ou passé. L’expérience physique du lieu est importante, le spectateur est un visiteur passif d’un monde qui ne sera jamais affecté par sa présence. Ou alors c’est qu’il convié à participer à l’action qui ne représente qu’elle même. Fuyant la métaphore, elle semble coller à la situation. C’est de la simulation. Cele que l’on retrouve dans les parcs à thèmes, musées historiques et scientifiques. C’est une approche ludique ou pédagogique. Ce qui n’exclue pas l’excellence.

Les applications scientifiques Celles qui confrontent le chercheur aux éléments ramenés à son échelle. Ou celles qui permettent la mise en évidence de phénomènes que l’esprit humain réfractaire aux grands nombre ne peut appréhender que par l’image.

Les installations artistiques interactives Elles sont définies comme telles au départ par leur auteur.

Elles constituent des situations signifiantes dont le sens, sinon la forme, le plus souvent, n’apparaissent qu’à l’occasion de l’intrusion du visiteur.

Cette dernière catégorie pourrait se diviser entre les oeuvres qui interroge le medium lui même (mais n’est-ce pas le lot de toutes ?) et celles qui l’utilisent pour traiter des thématiques qui hantent la production des siècles précédents mais avec une actualité parfois renforcée parfois enfoncée par la technologie.

Des oeuvres qui interrogent le médium, on peut dire qu’elles participent à la phase analytique qui accompagne le développement de toute nouvelle technique de représentation. Phase au cours de laquelle on teste les limites, on définie les nouvelles syntaxes, ou expérimente de nouvelles écritures, on compare les propriétés, on s’amuse de la nouveauté, on énonce la différence.

Des autres approches on peut dire qu’elles utilisent ce qui est expérimenté par ailleurs (ci-dessus) avec une finalité qui n’est probablement pas sans rapport avec celle des artistes qui ont précédé. On y parle de ce qui touche l’homme, on parle du monde, on réintroduit le sensible au delà de l’intelligible, et l’émotion n’est plus étrangère au vécu de l’œuvre. Ce n’est pas parce que l’art utilise la technologie que les hommes ont autre chose à (se) dire. Seulement ils commencent à le dire autrement.

Maurice Benayoun

Paris novembre 1999 (conférence Mediaterra, Athènes, 1999)

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