L’informatique et le développement des échanges par internet ont considérablement facilité l’obtention de moyens de production sonore et musicale. On parle alors de plus en plus de création « Do it Yourself » et d’un nouveau rôle des amateurs qui sont en mesure de travailler avec des moyens équivalents que les professionnels, notamment grâce aux logiciels de composition et production tel qu’Ableton Live.
Mais allons-nous vraiment vers une ouverture du champ de la création ?
DES MOYENS DE PRODUCTIONS PLUS OUVERTS.
UNE PROFESSIONNALISATION PLUS FERMÉE
Le monde de la création et de la production musicale s’est considérablement ouvert depuis quelques années. Grâce à l’émergence d’internet à haut débit et de l’échange de fichier à grande échelle, les créateurs de musique en puissance ont pu se doter de moyens de production approchant les standards professionnels.
Souvent téléchargés de manière illégale, les développeurs des logiciels ont rapidement saisi le potentiel grand public de ces outils qui existaient pour la plupart depuis des années. Le logiciel Logic Audio d’Apple passe à 150 euros en téléchargement direct en application (il coûtait près de 1000 euros à l’origine), et Ableton Live, un des logiciels les plus dynamiques du marché, se pare de nouvelles interfaces colorés et mise avant tout sur une plus grande accessibilité (pour environ 500 euros).
A côté de ces logiciels, un véritable écosystème se crée de lui même. Communauté et forums s’échangent des conseils et des « tips » pour mieux produire, tandis que des milliers de tutoriaux pour débutants ou pour niveau plus avancé sont disponibles sur des plateformes de vidéos.
Tout le monde peut donc devenir créateur !
Passé l’euphorie MySpace de 2004-2005 et la nouvelle supposée place des créateurs amateurs, la multitude voire la noyade dans l’immensité des créations est désormais de mise. Les créateurs sont souvent des « prosumers » (Nick Prior), ils consomment autant qu’ils créent. On est clairement dans la plupart des cas dans un contexte de « serious leisure » (Stebbins).
Des sites comme Soundcloud sont absolument remplies de création de tout bords (surtout musique électronique) de façon continue, qui se perdent le plus souvent dans ce flux permanent et les méandres d’internet.
La lutte est alors sur le terrain de l’exposition, de la lecture, de l’appel au partage et aux « j’aime », plus que sur le terrain de la qualité et de l’expressivité.
Du côté des maisons de disque et des agences de booking, la frilosité est de mise. Après le chamboulement de la crise du disque, ce « trop plein » n’est pas en faveur des découvertes.
Le créateur amateur se retrouve donc face une difficulté d’exister, surtout s’il a des prétentions professionnelles. Certains par exemple, pour se faire connaître, choisissent de jouer la carte du « buzz » comme le jeune Madeon en publiant une vidéo d’un morceau regroupant des boucles d’une cinquantaine de standards de la pop (jouée en « live » sur le logiciel d’ableton). Mais encore une fois ce n’est pas par la qualité intrinsèque de sa musique qu’il a pu avoir une visibilité mais par la mise à disposition d’un divertissement idéal pour la pause-café de 16h.
ABLETON LIVE
UN LOGICIEL « TOTAL »
Une des grandes forces du logiciel Ableton Live, c’est qu’il ne pose apparemment pas de limite. C’est un logiciel total, presque un logiciel « rockstar » tant il est identifiable par ses couleurs et qu’on le repère facilement sur les écrans des ordinateurs des musiciens (en concerts ou en studio).
Il permet de tout faire : Composer, arranger, mixer, masteriser et se produire sur scène.
Toutes ces étapes peuvent être réalisées séparément, une par une ou tout simplement en même temps sur le même projet.
Le logiciel est également ouvert vers l’extérieur, il est possible d’y enregistrer des sources externes comme dans n’importe quel séquenceur de studio mais il est surtout possible de rajouter ce qu’on appelle des « plugins ». Ce sont à la fois des instruments virtuels externes ou des effets externes. La plupart des grands synthétiseurs, et des grands racks d’effets de studio ont désormais leur équivalents numériques qui peuvent être « insérés » sur les pistes d’ableton live, ouvrant encore plus le champ des possibles et la qualité de production envisageable des créateurs (tout en prenant en compte que ces « plugins » coûtent souvent bien plus cher que le logiciel lui-même).
Pourtant tout en ne posant pas de limites au créateur, le logiciel a bien ses codes. On reconnaît certains effets et instrument du logiciel très facilement, souvent utilisés par les plus grands et donc repris en masse par les créateurs amateurs très souvent enclins à imiter.
Pour prendre un exemple simple, les Daft Punks sont friands dans leur performance live (qui tourne intégralement sous ableton live) de l’utilisation du « beat repeat », effet interne peu gourmand en ressources système qui permet de répéter une boucle et qui se reconnaît très vite.
Le logiciel semble inciter (du moins lors des premiers contacts avec le logiciel) le créateur débutant à utiliser des ressources prédéfinies (inclues dès le départ) notamment des centaines de boucles déjà toutes faites (et surement enregistrées en studio), en retardant finalement la composition brute et réfléchie.
C’est un des problèmes qu’ont la plupart des nouveaux logiciels de MAO (notamment les Apps pour terminaux nomades). Elles mettent en avant le divertissement direct et bref en négligeant les aspects de création à partir de zéro. L’expérience musicale doit être immédiate et sans efforts.
C’est par exemple le cas de l’application Garage Band pour iPad qui ne permet de travailler que sur 4 pistes, alors que son équivalent pour ordinateur de salon n’a pas cette limite.
Un autre aspect de cette idée de « codes » est bien entendu l’idée de mode et de d’air du temps. En effet, chaque style musical va avec ses propres « tics » et techniques de production, et les développeurs de logiciels (et donc ceux d’ableton live) vont mettre en avant le plus possible le fait que leur logiciel permet de faire facilement la musique qui est dans l’air du temps. (Par exemple la musique dubstep très appréciée des adolescents et basée sur une basse vrombissante très lente).
Au milieu de tout ça, le créateur-artiste doit, lui, trouver ses usages à inventer. Le logiciel n’est qu’un moyen, il n’est pas une finalité.
C’est pour cela qu’ Ableton Live peut être un logiciel d’affranchissement car il ouvre un grand champ de liberté (avec persévérance)
Pourquoi ne pas travailler sur une hybridation de son analogique et électronique ? Pourquoi ne pas travailler avec des bruits plutôt que des notes ? Pourquoi ne pas essayer de rendre organique quelque chose qui n’a jamais provenu d’aucune source physique ?
Tout est alors à inventer pour le créateur-artiste. Cette invention et cette recherche se situe à la fois dans l’innovation technique, la recherche de l’émotion, de l’intellect mais aussi peut être dans le détournement de l’usage traditionnel du logiciel.
Dans cette idée il est intéressant de noter que certains créateurs font de « l’ableton art », proche du pixel-art, en rassemblant des clips de couleurs pour réaliser des formes picturales (souvent des dessins inspirés de jeux-vidéos)
CE QUI CHANGE
CE QUI DEMEURE
Finalement quel résultat ?
Ces nouvelles pratiques, bien qu’en facilitant la production musicale et l’exposition au plus grand nombre, ne suppriment pas les autres pratiques et les circuits traditionnels.
Plus que dans l’accès et dans l’exposition c’est au niveau de l’enjeu et de la qualité du travail qu’il est important de s’arrêter.
En effet, le créateur-artiste se doit toujours de faire émerger le singulier dans la multitude, de devoir construire un discours et quelque chose qui mérite l’observation.
Ce qui est important est donc l’intention du créateur-artiste, en faisant un projet sans parasitages (de codes techniques ou d’air du temps) quelque soit le but, c’est à dire l’amusement, la recherche, l’expérience, l’intellect ou l’émotion.
Même si la création peut ne pas comporter de notes, il y a toujours une partition et un sens à cette création.
Il demeure donc que le fait de produire une œuvre demande du temps, des ressources et surtout beaucoup « d’humain » et peu « d’ordinateur ».
EN BREF
Ableton Live et les logiciels de MAO ouvrent indéniablement le champ des possibles de la production musicale dans la création et le traitement. Il s’adresse à tous : débutants, passionnés et professionnels. Le fait de faire « tout tout seul » est devenu clairement un mode d’existence structurel et générationnel de la production musicale (cela n’a pas commencé avec l’ère numérique mais dès l’apparition des synthétiseur avec l’émergence des figures comme François de Roubaix ou Giorgio Moroder).
Une masse de créateurs et de créations émerge alors, souvent dans un rapport de soumission aux normes qui sont imposés soit par l’air du temps, soit par les codes du logiciel ou tout simplement par mimétisme.
« Prosumer » ou « Creative consumers » (Nick Prior), ces créateurs sont difficilement appréhendables tant ils cumulent les expériences et les activités.
A côté de cela, dans le même mouvement, ou au delà, le créateur-artiste se doit de proposer un message qui résiste au temps et à l’avancée technologique.
Une création doit pouvoir s’apprécier sans médiation technologique, de la manière la plus pure possible, car elle doit porter une intention et une volonté, c’est à dire de l’humanité.
La question de la production « Do it yourself » en MAO n’est finalement pas de poser de limites fixes entre créateurs, entre modes de création et au niveau de l’accès à la professionnalisation mais elle est de réfléchir sur le résultat de cette production et sur ses caractéristiques artistiques.
Alexandre J.
// SÉLECTION DE RESSOURCES SUR LE SUJET
N. Prior, Texte présenté dans le cadre du séminaire ANR « le travail artistique en régime numérique » : http://www.culturessonores.org/blog/2010/le-numerique-un-concept-proteiforme-par-nick-prior/ — Juin 2010.
P. Flichy, Le sacre de l’amateur — Novembre 2010.
P. Rabardel, Les hommes et les technologies (concepts de médiation, d’artefacts et d’instruments face à l’ère numérique) — 1995.
R. Stebbins, Serious Leisure: A Perspective for our Time — 2007.
H. Becker, Les mondes de l’art (concept d’artiste « naïf ») — 1988.
// CRÉDITS PHOTOS
Première et deuxième image : www.ableton.com
Image tutoriel vidéo : http://www.youtube.com/watch?v=hxIiTg8BuNc
Photo du matériel du groupe Justice en concert (Ableton Live sur l’ordinateur) : http://www.poorboys-music.ch/
Image synthétiseur virtuel PolyKb : http://www.xils-lab.com/
Image Ableton art : http://www.youtube.com/watch?v=YaYmeTRiCLc