Schizophone : une œuvre étonnante pour de nouvelles perceptions sensorielles

Schizophone : une œuvre étonnante pour de nouvelles perceptions sensorielles

Schizophone de Pierre-Laurent Cassière, 2006

Low Tech ou comment mêler ancien et nouveauté, passé et avenir, artisanat et numérique. Cette exposition à la Maison de Arts et de la Culture de Créteil présentait une vingtaine d’œuvres dont la perception était totalement bouleversée et renversée par l’œuvre Schizophone de Pierre-Laurent Cassière.

2006 ou la naissance de cinq prototypes de casques de désorientation. Réalisés avec des moyens peu coûteux (PVC, résine, néoprène et feutre), l’artiste va bouleverser notre façon d’entendre le paysage sonore.

Pierre-Laurent Cassière nous plonge dans une mise en abîme physique et sensorielle. C’est ici l’œuvre dans l’œuvre, l’œuvre dans les œuvres ; Nous la vivons grâce à ses complices, installations que l’on peut apercevoir du coin de l’œil, ou entendre vibrer dans nos tympans.

Car le Schizophone, lorsqu’il trône en maître sur le haut de notre tête, va entrer en communication avec les différentes œuvres présentes dans l’exposition. Il y a un aller-retour entre elles, elles se révèlent mutuellement des facettes insoupçonnées. L’œuvre de Pierre-Laurent Cassière est dotée d’une profondeur sans limites. Ces cônes de captation sonore ouverts sur l’extérieur n’ont de limites que celles de l’espace qui nous entoure. L’œuvre n’a ni début ni fin, elle est en perpétuelle évolution avec son environnement.

Schizophone se joue de nous

Posé là, humblement sur son support qui nous tend la main, ce casque est plus qu’un objet. Délicatement présenté face à nous sur un mur d’un blanc immaculé, il est révélé comme précieux sous les feux des projecteurs. Fixé au mur comme on fixerait un tableau, il se dresse fièrement devant nous et impose l’admiration de la beauté de ses courbes, magnifiées par la lumière qui le baigne. Suppression, ajout, travail et modelage des matériaux, ce casque n’en est plus un. Il devient sculpture. Il devient œuvre.

« Attrape moi » semble murmurer cette sculpture, c’est une invitation. Mais le mystère reste entier, une invitation à quoi ? Difficile alors d’imaginer que cet objet est vecteur de sensations tant il nous apparaît comme incongru et drôle à la fois. Le bras engagé, la main agrippe cette sculpture qui nous renvoie à un objet très familier, le casque audio et le porte naturellement à nos oreilles.

À en perdre la raison

Un casque d’écoute émet du son. Voilà l’évidence que l’artiste remet en question.

Transformé par la suppression du matériel électronique et par l’ajout de deux grands cornets acoustiques, dirigés de chaque côté de la tête selon l’alignement des épaules, le casque devient alors un récepteur. La forme conique amplifie le son. Immergés dans une bulle sonore, l’isolement se fait sentir. Les mains viennent presser le casque contre les oreilles. Nouvelle expérience dont il ne faut perdre une miette.

Ébullition

Sensation d’ouverture du corps entier sur l’espace qui l’entoure. Bouche cousue, yeux écarquillés, ouïe décuplée. Notre enveloppe physique semble alors être devenue un poids. Notre cerveau étant pleinement occupé à traiter des informations visuelles et auditives, le corps devient  alors une masse à déplacer de manière consciente.

Notre organisme est stimulé de manière intense au niveau de la vue et de l’ouïe. À la limite de l’hypersensitivité, les sons et les ressentis amplifiés mettent alors des parties de corps en éveil. Nos oreilles et notre corps entier sont à présent ouverts, comme si l’enveloppe charnelle avait disparu. Sensation d’un corps à vif. Toutes les manifestations sonores qui nous entourent se heurtent directement à notre intérieur.

Nouvelle façon d’appréhender l’espace, l’ouïe, qui est sollicitée au quotidien, prend le pas sur tous les autres sens et devient à présent nos yeux. Des yeux qui regarderaient dans des sens opposés.

Désorientation

La forme conique transforme notre perception auditive. Elle donne une direction au son qui va arriver à nos oreilles en passant par les cônes de la sculpture. Le fait qu’ils soient disposés de chaque côté de notre tête va scinder la réception sonore en deux. Oreilles droite et gauche sont dissociées. Elles doivent à présent fonctionner indépendamment l’une de l’autre.

Si la forme conique oriente dans une direction, le fait qu’il y en ai deux, situées de manière opposée dans l’œuvre, vient au contraire désorienter le spectateur, qui a le sentiment d’être appelé simultanément dans deux directions. Le fait qu’elle soit démultipliée fausse donc la localisation.

L’audition est un jeu

Après la surprise, l’isolement, la fascination et le transfert de sens, le corps se manifeste comme une évidence.
Le corps est support de l’œuvre.

Un pied devant l’autre, la vraie aventure commence. Le corps devient le moyen de vivre pleinement l’expérience. L’oreille, plus qu’un organe de communication, devient un organe d’orientation. La mobilité accentue la perte de repères. L’oreille alerte, entend, reçoit des sons de provenances souvent non identifiées.

Tête en l’air, tête baissée, léger pivot ou retournement franc, l’œuvre est une invitation au jeu, au mouvement. Légère, elle s’oublie rapidement. Elle met en exergue le pavillon de notre oreille. Simultanément juxtaposée et prolongement du corps, celui-ci reste libre de se mouvoir au gré de ses envies. Œuvre à vivre, œuvre à ressentir. Les mots s’effacent au profit des sensations.

Le corps est dans cette œuvre caisse de résonance des sons, il les reçoit et les traite. Puis les interprète, les transforme pour les traduire en images. L’imaginaire est sollicité, le doute et l’ignorance de la provenance d’un son a quelque chose d’inquiétant. Mais de fascinant aussi. L’artiste donne à chaque individu portant cette œuvre la possibilité de vivre le son et de transformer cette matière sonore. L’œuvre n’existe pas sans l’individu qui la complète. L’artiste crée le lien entre le spectateur et l’œuvre. Il les uni pour une expérience unique. Le spectateur accepte de transformer son corps. Car en portant le casque à sa tête, celle-ci devient extensible. L’œuvre intervient sur le spectateur comme le prolongement de son corps.

Stéréo augmentée

Dotée d’un filtrage passe haut, la prothèse auditive révèle des sons infimes. Étrangeté d’un nouveau paysage sonore, la déambulation crée sans cesse de nouveaux cadrages acoustiques. L’espace qui nous entoure est délimité par les sons que nos oreilles reçoivent, l’imaginaire fait le reste ; il se dessine un lieu, des murs virtuels pour cloisonner un espace qu’on ne pourrait finalement accepter comme infini. C’est un paysage abstrait qui ne revêtira pas les même couleurs ni les mêmes limites en fonction de chaque personne.

La combinaison de tous les sons présents in situ crée un paysage sonore riche et varié. Bruits inhérents à l’architecture du lieu, aux témoignages des gens, à leurs pas, sons émanants des autres œuvres sonores exposées dans le lieu… Le spectateur sera tantôt immergé dans un paysage à forte pollution sonore : où une multitude de sons seront captés par le cône. Tantôt il trouvera de la tranquillité dans la douceur d’un chuchotement.

Mais parfois chaque oreille perçoit indépendamment un paysage différent et le conflit s’opère. Instinctivement la tête cherche un angle d’écoute plus adapté au traitement des informations par le cerveau. Un angle où les sons ne sont pas totalement en opposition.

Je suis ici et là bas

L’ouïe est démultipliée. Les yeux trahissent. Je te vois, je t’entends mal. Je ne te vois plus, je t’entends bien. Regarder en face quelqu’un qui nous parle et entendre les sons émanants d’une œuvre sonore à l’autre bout de la pièce. Déstabilisant.

Le dialogue communément pratiqué en face à face, n’a ici plus lieu d’être. Trop direct, il perd son intérêt. L’oreille s’émoustille à présent de discussions chuchotées ou lointaines. Magique.

Sentiment d’immersion dans des conversations qui ne veulent pas de nous et qui pourtant nous appellent. Immersion dans des ambiances sonores qui ne se situent pas où notre corps se dresse. Se faufiler, déambuler, tout écouter, être intrusif, ne plus entendre ses pas, flotter et rebondir sur de nouveaux sons. Se sentir léger et petit, avoir la sensation d’être discret. Petit oubli : tout le monde nous regarde ; l’extension ajoutée aux oreilles a fait doubler la tête de volume. Paradoxe.

Don d’ubiquité

Il s’applique ici au son.
Notre corps est physiquement présent à un seul endroit à la fois. Ce sont les sons, provenants  à nos oreilles de distances et de lieux différents, qui nous font ressentir cette sensation d’omniprésence. L’espace de déambulation accueille une variété de sonorités inhérentes à l’ambiance du lieux et des autres œuvres. Les sons graves étant plus difficiles à localiser que les sons aigüs, ils amplifient la perte de repères et la sensation d’ubiquité. Les oreilles transportent le corps.

Schizo

Pouvoir tout entendre ou presque. Puissant. Qui me parle ? Est-ce toi qui bouge tes lèvres ou est-ce le ronronnement d’un mécanisme en action deux étages plus bas ? Peut importe, quand bien même tu me parlerais, je n’entends pas que toi.

J’ai des oreilles sur mes oreilles et sur les oreilles de mes oreilles. Ce n’est pas clair ? Plus rien ne l’est. Assailli par des sons et des voix provenants de tous côtés, les oreilles vibrent.
La tête est habitée. Nous sommes plusieurs.

 

Crédits Photo : © Cassandra Ribotti

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