L’américain Bernie Lubell était l’artiste possédant le plus grand nombre d’oeuvres au Festival EXIT 2012, avec un total de 6 installations distribuées au long du parcours de l’exposition LowTech. Ses étranges machines invitent les visiteurs à interagir – avec elles et entre eux – pour découvrir leurs secrets.
Né en 1947 aux États Unis, Bernie Lubell a l’habitude de commencer ses interviews en avouant une très grande influence du physiologiste français Étienne-Jules Marey (1830–1904). Marey est connu surtout pour ses photographies à multiples expositions de mouvements de personnes et d’animaux, mais c’est un autre côté de son travail qui a inspiré Lubell. En parallèle avec les fameuses images, Marey avait développé d’autres moyens pour capturer les mouvements des corps et les codifier, souvent à l’aide d’appareils pneumatiques et feuilles roulantes de papier sur lesquelles s’inscrivaient les données codifiées de processus tels que les battements du cœur humain ou le vol d’un oiseau.
Les œuvres de Lubell sont des systèmes complexes et intrigants dont le fonctionnement un peu mystérieux fait penser aux machines à vapeur de la révolution industrielle ; cependant, leur fabrication entièrement en bois évoque un temps ou même un univers complètement différent, « une civilisation qui n’aurait pas réussi à découvrir comment travailler le métal, qui n’aurait pas réussi à découvrir l’électricité mais aurait quand même découvert comment faire des machines ».1
Les six oeuvres de Bernie Lubell présentes dans l’exposition LowTech étaient Aphasiogram, Cheek to Cheek, Making a point of inflexion, … And the synapse sweetly singing », Party of the first part et Prerequisite.
Aphasiogram est l’oeuvre la plus directement liée au travail d’Étienne-Jules Marey. Le titre de l’œuvre fait référence à l’aphasie, un trouble psychologique qui entame l’incapacité partiale ou totale de parler. Cette installation est donc une machine à enregistrer ce qui ne peut pas être dit par le langage, le registre de l’inexprimable / l’indicible.
Le participant doit tracer sa trajectoire vers le paradis en choisissant des mots sur une liste proposée par l’artiste. Il commence par encercler un mot qui décrit sa situation actuelle et connecte les mots qui l’emmènent au dernier mot choisi, celui qui représente sa vision du paradis et qui doit être entouré d’un rectangle. Pendant cette activité, un pantographe pneumatique copie les mouvements effectués par le participant et reproduit leur tracé sur une feuille blanche posée sur une autre table.
L’installation crée un registre des réponses des visiteurs mais, comme dans les machines de Marey, la forme enregistrée n’est pas facilement lisible et interprétable. Pourtant, après avoir complété le questionnaire, personne ne peut s’empêcher d’analyser le tracé qui en résulte, et même de le comparer aux résultats des participants précédents. On se demande si peut-être ces traces révèlent quelque chose de très intime, si les gribouillis produits par la machine ne sont pas une langue sécrète lisible par quelqu’un à qui on vient de révéler les secrets de notre âme.
Dans Cheek to cheek le participant est invité à mettre un casque et s’asseoir sur un tabouret. Une fois en position, tout mouvement réalisé par ses fesses sur le tabouret est transféré pneumatiquement par le casque vers ses joues. En partant d’un jeu de mot (cheek, en anglais, peut signifier joue ou fesses) Lubell crée une expérience simple et curieuse – faire un massage à soi même – qui produit dans le participant un mélange de plaisir et d’embarras. Comme résultat, beaucoup ont des fous rires2, ils cassent le silence des galeries et attirent l’attention des autres visiteurs, « mais c’est tellement bon, qu’on ne se gêne pas d’être ridicule ».3
La dimension sensuelle de Cheek to cheek est présente aussi dans « Making a point of inflexion ». Dans cette installation, deux participants sont séparés par une barrière de latex pleine d’air et doivent essayer de toucher la personne de l’autre coté. En toute relation, il y a toujours quelque chose au milieu, dit l’artiste.
La sensualité évidente de l’œuvre – il faut toucher d’autres personnes – est renforcée par la présence d’un matériel que la plupart des gens associeront aux préservatifs et donc au rapport sexuel.
Mais l’installation va peut-être plus loin que le sexe seul. La barrière de latex est élastique, elle s’adapte à nos mouvements, mais pas complètement : on peut sentir l’autre mais avec des limites. Et encore, il y a en fait deux barrières, avec de l’air au milieu. On ne touche pas la même chose de chaque coté: il y a toujours des couches multiples qui séparent les individus.
Prerequisite est un puzzle où le participant doit manipuler des leviers et des manivelles numérotés pour faire en sorte qu’un petit disque en bois traverse un chemin initialement bloqué.
Pour réussir, il faut soit travailler à deux, pour pouvoir faire plusieurs mouvement simultanément, soit « tricher » en utilisant un premier disque pour bloquer un des leviers dans la position ouverte (curieusement, ce disque doit être obtenu auprès du médiateur d’exposition ce qui caractérise aussi un travail collaboratif). Si l’ordre qui figure sur les leviers fait penser au titre – faire l’étape numéro 1 est une condition préalable pour faire la numéro 2 –, on pourrait aussi dire que les participants sont des conditions préalables les uns pour les autres dans le jeu : il est impossible de réussir tout seul.
Dans …And the synapse sweetly singing, le visiteur est confronté à un cercueil connecté par une myriade de fils métalliques à des haut parleurs en bois. L’allusion à la mort est très évidente, mais la description de cette oeuvre par l’artiste met en jeu une deuxième dimension: « Ce modèle du cerveau est un réseau de téléphones en boîtes de conserve qui permet à quelqu’un dans un cercueil de communiquer avec ceux laissés dehors »4.
Pour faire fonctionner l’œuvre, un visiteur doit entrer dans le cercueil. Contrairement à un cercueil normal qui s’ouvre par le haut, ici le « mort » doit tourner un manivelle qui fait glisser lentement la base du cercueil vers la couverture, jusqu’à finalement s’enfermer à l’intérieur. Cette première démarche est déjà très caractéristique de l’artiste : pour tout événement à réaliser – même pour mourir – il y a une démarche, un travail à faire. Tout est processus, il n’y a rien qui se passe tout de suite, rapidement.
Une fois à l’intérieur, le « mort » et ceux à l’extérieur peuvent communiquer. La voix est transmise par les fils métalliques reliés aux haut-parleurs : la communication est difficile, le son est très faible et les mots sont presque incompréhensibles. Communiquer avec les morts n’est jamais facile, ainsi comme souvent le cerveau ne communique pas facilement avec le reste du corps et l’extérieur.
L’autre œuvre aux grandes dimensions présentée dans l’exposition LowTech est Party of the first part. Cette grande machine, encore une fois totalement réalisée en bois, est composée d’un tapis roulant, d’un vélo et d’une tour centrale surmontée par une grande roue.
Rapidement et de manière intuitive, les visiteurs comprennent que leurs actions sur le tapis et le vélo font tourner la grande roue. Ensemble, ils se mettent à courir et à pédaler en même temps ; mais la vitesse de la roue ne répond pas vraiment à leur effort et ils commencent, instinctivement, à le faire de plus en plus fort, mais toujours sans résultat. C’est une expérience frustrante et qui fatigue très vite.
En fait, le mouvement de la grande roue est calculé par la différence entre la vitesse de celui qui pédale et celui qui court: plus les deux participants font d’efforts, moins ils réussissent. Dans l’exposition, après quelques secondes d’essai, le médiateur expliquait aux visiteurs ce fonctionnement, en disant qu’il fallait pédaler à l’inverse pour que la roue tourne.
Donner la « solution » au problème peut être gratifiant pour le participant, mais dévalorise l’expérience, car l’objectif de l’œuvre n’est pas de faire tourner la roue mais de vivre cette difficulté et faire la réflexion nécessaire, de chercher à comprendre le système mis en place et – peut être – de trouver la solution.
Plusieurs discours sont présents dans cette non-réussite : ce n’est pas parce que la solution semble évidente qu’elle l’est ; il ne suffit pas de réagir de manière instinctive et simpliste à ce qui nous est proposé par les structures du monde et même si on fait un grand effort, ce type d’action ne donne souvent aucun résultat. Dans les mots de Lubell: « En travaillant ensemble furieusement, rien ne s’accomplit »5.
Si les œuvres de Lubell – du moins individuellement – peuvent donner l’impression d’être calées sur des discours directs et même évidents, c’est parce que ces œuvres ne sont pas faites pour être regardés, analysées ou expliquées : le but de Lubell, dans l’ensemble de sa production, est de faire en sorte que l’interaction avec l’ œuvre positionne le visiteur dans des situations qui, peut-être, entreront dans cette accumulation d’expériences qui transforment sa perception du monde et ses relations avec les autres personnes. Les mots de l’artiste suffisent à tout résumer :
« lorsqu’ils jouent avec mes installations, les participants touchent à un vaste réservoir de connaissances tactiles conservées dans leur corps. La sensation apportée par les pièces, leurs mouvements et leurs bruits quand on les balance, qu’on pédale et appuie sur elles, appliquent l’expérience kinésthétique de l’enfance aux efforts de la philosophie ».6