« THE FOLKSOMY PROJECT » de JODI : observer, collecter, performer le web amateur

« THE FOLKSOMY PROJECT » de JODI : observer, collecter, performer le web amateur

   Le 10 novembre dernier au Centre Pompidou, le collectif JODI (Joan HEEMSKERK [nl] + Dirk PAESMANS [belgique]) présentait une performance issue de la série « Folkosomy Project » initié en 2009, dans le cadre d’une soirée « spectacles vivants » autour de la thématique « destruction et réassemblage, une expérience de l’hétérogène ». Déjà présentée en France, à la Gaité Lyrique, Joan Heemskerk et Dirk Paesmans nous invite à quitter un instant notre écran personnel de navigation pour voir et entendre leur reconfiguration du web.

Une plongée vive dans la culture amateur à travers un mash-up vidéo intense, une compilation libre de redondances issues du web qui « s’intéresse aux relations viscérales et charnelles que nous, internautes, entretenons avec les nouvelles technologies »1

 

Un grand écran noir retransmet en direct les manipulations effectués par les artistes par le biais de leur ordinateur, placés latéralement et volontairement à la marge de celui-ci. Cette performance ne mettant pas en avant les corps des artistes eux-mêmes, mais la main de l’artiste (et son prolongement dans le pointeur) comme déclencheur même de l’œuvre. C’est elle qui dirigera les opérations, la manière de donner à voir les matériaux vidéos qui illustrent les méandres, les détours d’une navigation particulière. Particulière d’abord, par sa nature personnelle (les artistes ont fait le choix des matériaux par leurs contenus) et ensuite par sa spécificité intrinsèque de navigation basé sur l’hypertexte. « La linéarité de la lecture ou de la vision (…) dans l’hypertexte est ainsi bouleversée au profit d’une lecture hybride, mi-linéaire mi-arborescente, où chacun trace son propre itinéraire avec plus ou moins de liberté. 2»

Au commencement l’écran présente un cercle coloré constitué de carrés-documents prêts à être activés. Par analogie, les fiches-documents soigneusement rangés dans les tiroirs des bibliothèques n’ont plus ici de place attribuée, d’ordre intangible et sont prêtes à sortir de l’ombre. Le cercle devient une façon de visualiser la collection constituée, comme l’accumulation des fenêtres-web sur l’écran, ou de représenter un ensemble dans des nuages de tags. La figure du cercle semble adapté car n’induisant pas de jugement valeur entre les objets présents, et suggérant un infini, elle renvoie à la massification des contenus en ligne et au flux permanent d’informations.

Justement, le terme Folkosomy (Folk + Taxonomy) donnant son nom au projet, et qui se traduit en français par « indexation personnelle », est un phénomène lié au référencement de documents de tout types, par l’usager lui-même, notamment grâce aux tags. Cette nouvelle manière de classer est rattachée au web 2.0 et à ses plateformes de création-diffusion de type Youtube, Flickr, etc., à l’esprit d’auto-médiatisation qui les accompagne. Ce mode de classement d’abord personnel, devient collaboratif par l’ajout successif de nouveaux mots-clés et/ou de commentaires.

Observateurs permanents du web et de ses développements, JODI ont ici mené un travail de collecte en amont du résultat live,à travers la création d’un logiciel qui décèle, et sélectionne les productions amateurs mise en ligne selon différents mots-clés. Ce premier temps non visible de l’œuvre s’apparente à un travail de recherche traditionnel mais s’appuie sur les paramètres des contenus sur web comme les métadonnées et ouvre un répertoire libre de formes amateurs. « Alors qu’à leurs débuts, ils démontent l’interface, s’introduisent dans l’arborescence des programmes ou affichent le code comme on retourne un gant (un de leurs projets est dédié à l’erreur 404), les deux net-artistes ont progressivement glissé vers les contenus et les usages du réseau, s’intéressant à cette basse culture du jeu vidéo (« Max Payne cheats only » ou « Untitled Game »), aux vidéos virales, aux blogs et plus généralement aux passions geek qui peuvent sembler étranges au commun des mortels. »3

Paradoxalement, le mouvement à l’œuvre commencé par une collecte, dans un travail de tri et de sélection, entraine le duo vers l’hybridation des matériaux et la déconstruction de l’ensemble. Ce qui est donné à voir et à entendre est un agrégat désordonné d’images et de sons, toujours en mouvement, activé et/ou agrandi/réduit, arrêtés, en temps réel. Les vidéos ne se fondent pas les unes aux autres, le but n’étant pas la recherche d’effets purement stylistiques ou esthétiques, mais se superposent, et devient un objet nouveau. Ces croisements, sont très bien perceptible dans le registre sonore, et invite à rapprocher cette performance, à un mix effectué par un dj, et de la voir comme un « juke-box virtuel de clips 4». Cette pratique du ‘remix’ menée par JODI s’inscrit dans un mouvement plus large de l’histoire de l’art dans lequel la collecte, la réappropriation, l’assemblage, etc… du matériel existant, sont utilisés pour créer un objet nouveau, l’œuvre (cf. Dada, Pop Art, etc). Le numérique a bien entendu facilité ces pratiques appropriationnistes, et le web leur a ouvert un répertoire gigantesque et un moyen de diffusion sans pareille mesure.5

Dans ces additions/soustractions, dans ce chaos bruyant, le contenus des images et vidéos n’est, encore une fois, pas anodin. Les vidéos récoltés par JODI montrent les relations difficiles que les utilisateurs entretiennent les nouvelles technologies, dans une boucle infinie de sentiments différents (‘je t’aime tellement que…je te déteste tellement que….je t’aime’…). Leur esthétique « basse définition6» (bougé, mauvaise qualité, web cam, etc) renvoie immédiatement à la culture amateur. Ainsi, ces utilisateurs passionnés chantent en playback grâce à leur chère webcam, inventent des chansons caricaturant, parodiant ou idolâtrant le web et autres pratiques informatiques. Ils détruisent aussi leurs téléphones portables, leurs claviers, leurs écrans… allant jusqu’à des pratiques fétichiste où, par exemple, les talons aiguilles jouent des rituels de mise à mort de téléphone portable ou de claviers. (Ce réservoir de formes est aussi présenté sur le site www.folksomy.net/).

Ces vidéos sont souvent virales, en nombre, ce qui intensifie leur effet auprès du spectateur. Ce caractère viral montre aussi combien cette culture web ou geek (dans une acception vulgarisée, non péjorative) ou technophile devient internationale, car même si JODI incorpore des clins d’yeux pour sa performance parisienne (certaines vidéos sont en français), cette dernière est aisément compréhensible à l’international, tout comme l’utilisation des nouvelles technologies et du web est commune et perçu comme indispensable dans une grande partie du monde.

Performer le web. Bien que le projet soit aussi présenté sous la forme d’un site web (www.folksomy.net), la particularité de ce travail repose avant tout dans ce choix de sortir de l’écran. Il interroge alors tout naturellement, la différence entre la version en ligne, et la version performance.
Performer le web amateur au sein d’institutions muséales, hormis les divers gains pour les artistes, permet de donner à cette création amateur une nouvelle visibilité, d’inscrire ces créations dans le contexte du « monde de l’art » et d’une certaine façon, de les légitimer. A l’heure actuelle, cette culture amateur habituellement en marge, devient cependant de plus en plus l’objet d’expositions ou le sujet d’œuvres diverses.7
Ce choix pour la performance induit aussi que les artistes et le public partagent le même espace et le même temps, ce qui permet de montrer aux spectateurs le dispositif lui même c’est-à-dire les manipulations de fichiers depuis l’écran d’un ordinateur, par les artistes. Le spectateur lui, ne manipule pas, dans une relative position statique et passive, il n’a pas la maîtrise sur ce qui va lui être montrer (comme dans le dispositif mis en place par le cinéma).

Ce dispositif permet que le sens se compose, dans cette prise de distance à la fois physique : le public quitte son écran personnel pour devenir le spectateur en groupe d’une navigation, et matériel : l’écran de projection comme interface de l’écran de l’ordinateur. Cette double prise de distance devient distance critique. C’est bien dans ce détachement, en plus du contenu de la performance lui-même, et finalement au travers de ce nouvel « objet » produit par JODI que le spectateur est inviter à s’interroger et à mener lui-même une réflexion critique sur ses propres usages de l’informatique.

Images : © JODI / Extraits des vidéos Folksomy sur Viméo. Avec l’aimable autorisation des artistes.

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JODI /
http://wwwwwwwww.jodi.org/

http://fr.wikipedia.org/wiki/Jodi

Les vidéos des projets de JODI sur Viméo
A propos de JODI /
Une vidéo de la performance Folkosomy à la Gaîté sur Arte Creative

Le folklore du web, conférence de JODI à la Gaité Lyrique, Avril 2011

Article d’Annick RIVOIRE pour Poptronics :
Le hack live de JODI à la Gaîté
Article de Marie LECHNER pour Libération : l’Amour numérique est sans issue

Galerie Gentili Apri – Berlin
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1 Communiqué de presse, Centre Pompidou
2
COUCHOT Edmond & HILLAIRE Norbert, L’art numérique, comment la technologie vient au monde de l’art, Flammarion, Paris, 2003, p.60
3
RIVOIRE Annick, « Le hack live de Jodi à la Gaîté » , article en ligne du 28-04-2011, in Poptronics.
4
Communiqué de presse, Centre Pompidou
5
A propos de la notion de remix, voir le n°8 de la revue Horizon Zero qui lui est entièrement consacré
6
cf. Basse dèf, partage de données, Les Presses du réel, 2007
7
Par exemple : Erik Kessels, dans l’Exposition au Foam d’Amsterdam, du 5 novembre au 7 décembre, intitulée « What’s Next?The Future of the Photography Museum », présente une installation où il a choisit d’imprimer toutes les photographies postée pendant 24 heures sur la plateforme Flickr. http://www.foam.org/press/2011/whatsnext
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