My little piece of privacy: quand Niklas Roy tire un rideau de dentelle sur la vie privée.

My little piece of privacy: quand Niklas Roy tire un rideau de dentelle sur la vie privée.
Niklas Roy excelle dans l’art de recycler avec humour les objets d’antan de façon à en diversifier les usages et produire une réalité alternative capable de nous questionner sur l’évolution de nos sociétés.
My little piece of privacy en est un bon exemple. Installation interactive mise au point en 2010 dans l’atelier de l’artiste, elle met en scène un rideau de dentelle capable de se déplacer en fonction de l’emplacement d’un observateur.
Cette oeuvre à depuis été recontextualisée en fonction de ses déplacements, notamment en France au cours du festival d’art numérique Exit de 2011, où elle ne sert plus à masquer une vitrine mais le regard de deux personnes…

La devanture de l'atelier de Niklas Roy où a été mis au point my little piece of privacy

 

Niklas Roy est un artiste allemand né en 1974 à Nuremberg. Il effectue des études de design puis se spécialise dans les effets visuels et la 3D. C’est à cet époque qu’il monte Royrobotics, un collectif réunissant des artistes orientés vers la création de “choses sans importance”[¹] selon les mots de Niklas, en réalité des constructions robotisées complexes distillant un alliage subtil entre technologies présentes et passées.

Pongmechanik, l’installation qui le fera connaître sur la scène internationale en est le plus parfait exemple: une version parfaitement physique du mythique Pong, se jouant sur une table et avec des joysticks, ces derniers servant à déplacer deux bouts de bois qui renvoient la balle de chaque côtés de la table. En 2011, Niklas Roy met au point Ping qui renouvelle une fois de plus le jeu d’Atari. Cette fois ci, de par un système de réalité augmentée, les doigts du joueur apparaissent dans un écran et interagissent avec une balle virtuelle: “A l’instar de GTA[²], le jeu ne contient pas de règles ni d’objectifs, il offre un environnement libre où tout est possible, et tout comme l’Eyetoy de Sony, la caméra est la manette.”[³]

Tout comme dans My little piece of privacy, l’installation qui retiendra ici notre attention, l’artiste jongle et mélange avec finesse la féerie des technologies et de leurs temps, distillant un étrange parfum de nostalgie et de modernité, permettant une fusion intemporelle des réalitées.
C’est aussi l’occasion d’entamer une réflexion sur opacité et transparence dans nos systèmes. De la société de contrôle de Foucault jusqu’à la société des individus d’Elias, jusqu’où l’individualisme propre à nos systèmes peut développer la dimension de vie privée?

L’artiste nous apporte ici grâce à son oeuvre, et de façon originale, quelques éléments de réponse.

Installé dans son atelier à Berlin, une ancienne boutique qu’il a réaménagé, Niklas Roy met au point ses oeuvres devant une grande vitrine donnant sur la rue. Dans l’optique de s’offrir une plus grande intimité, il installe un dispositif plutôt farfelue et humoristique: un rideau blanc d’autrefois désespérément petit face à la vitrine qu’il est censé couvrir.

Heureusement, ce petit rideau est suspendu à un moteur contrôlé par un ordinateur et une caméra thermique. La caméra situe les piétons qui passent à proximité de la devanture et fournit l’information à l’ordinateur qui actionne la poulie motorisée faisant bouger le rideau.
Mais loin de vouloir séparer le saint des saints de son imagination au profane, il dévoile sa production sur un autre espace, son site internet, et de façon très détaillée, les divers plans, schémas, codes informatiques (entièrement développés par l’artiste) nécessaires à la fabrication de cette installation interactive.

Pourtant, cette machine complexe provoque un effet inattendu voir paradoxal et propre à la créativité de l’artiste. Le rideau, au lieu de protéger des regards indiscrets, les attire. Il ne crée plus d’intimité ni de secrets mais provoque des situations inhabituelles d’autant plus que les curieux rencontrent l’oeuvre sans s’y attendre et interagissent avec elle de façon d’autant plus naturelle.
Certains la fuient, contrairement à ceux qui reviennent peu après, discrètement, pour s’assurer qu’ils n’aient pas été victime d’une hallucination. D’autres n’hésitent pas à rester quelques secondes devant l’atelier, le temps d’entamer une valse hors du commun avec un simple rideau, et prennent bien soin de le saluer avant de   s’en aller.

Cet objet inactif qui arbore les fenêtres de chaque lieu privé devient ainsi absurde lorsqu’il est activé, sa fonction primaire étant alors complètement renversée. C’est bien là toute la caractéristique des inventions de Niklas Roy qui, en assemblant un rideau démodé et éculé à un système électronique moderne, en créant un alliage de passé et de futur, de lowtech et de hightech, parvient à créer un présent alternatif capable de nous questionner sur certains traits de nos sociétés où la notion de vie privée est placée sous surveillance.

Ces valeurs qui se redéfinissent et se recontextualisent au grès des époques deviennent ici paradoxales et provoquent des réflexions Arendtiennes sur la pertinence des moyens déployés par la modernité et destinés à sacraliser l’anonymat et les valeurs de la sphère privée, où la condition même de l’observation devient abnégation de la créativité.
Car ici, la télésurveillance, au coeur de l’installation et qui d’ordinaire fait fuir, suscite l’intérêt grâce aux interactions qu’elle permet. Tout comme pour ce banal rideau qui devient extraordinaire et procure le désir d’en percer les mystères, l’artiste se place dans une forme de sousveillance[4] du fait des réactions provoquées par son installation et détourne ainsi astucieusement les usages.

Loin de l’instrument d’automatisation paranoïaque que l’oeuvre aurait pu sembler être de prime abord, elle procure une curiosité paradoxale mais pourtant vitale à la création et parvient même à renouveler la notion de fausse transparence en activant celle de fausse opacité.

Les frontières entre espace public et privé deviennent alors originales, mouvantes et attractives.

Christophe SLUYTER

 

 

[2]Grand Theft Auto, le jeux vidéo produit par RockStar, célèbre en raison de la liberté d’action qu’il offre au joueur.
[4]Terme proposé par Steve Mann et pouvant être interpreté comme une surveillance inversée, un “surveillage de la surveillance”

 

 

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