« Composition n°1″ : roman combinatoire sur Ipad

« Composition n°1″ : roman combinatoire sur Ipad

Connaissez-vous Marc Saporta ? Romancier littéraire expérimental (1923-2009), il est l’auteur en 1963 d’un des premiers romans combinatoires : Composition n°1. L’éditeur britannique Visual Editions a réédité en 2011 l’ouvrage sous une forme papier, accompagnée d’une adaptation numérique pour Ipad, qui propose une expérience de lecture spécifique, inédite et originale. L’occasion  de discuter certains principes de littérature numérique et d’explorer les problèmes posés par l’adaptation numérique d’une oeuvre littéraire papier.

1963, parution du roman “combinatoire”  Composition n°1

Composition n°1 se présente sous la forme de 150 pages volantes non foliotées où chaque feuillet est conçu comme un  “fragment narratif” décrivant une scène centrée sur un personnage. Dans la préface, l’auteur précise que « le lecteur est prié de battre ces pages comme un jeu de cartes. De couper, s’il le désire, de la main gauche, comme chez une cartomancienne. L’ordre dans lequel les feuillets sortiront du jeu orientera le destin de X. Car le temps et l’ordre des événements règlent la vie plus que la nature de ces événements. » Les multiples combinaisons possibles changent la chronologie des événements et, par conséquent, l’intrigue. 

Ce roman s’inscrit dans la mouvance de la littérature “combinatoire” liée à l’OULIPO – l’OUvroir de LIttérature POtentielle, créé en 1960. Les auteurs oulipiens s’intéressent au nombre et à la possibilité de combiner de toutes les manières possibles les mots et les phrases d’un texte. Les Cent Mille Milliards de poèmes de Queneau, publiés en 1961, est l’une des oeuvres les plus connues. 

Cette conception de la littérature repose sur l’idée d’une infinitude du texte. “Un livre ne commence ni ne finit, tout au plus fait-il semblant”, disait ainsi Mallarmé.  L’idée sous-jacente est que tout texte excède les limites du livre.

Le hasard est un concept fondateur de la littérature combinatoire. Dans Composition n°1, le lecteur sait que sa lecture sera unique et que son parcours dépendra de son “tirage” (battre et couper les pages comme s’il s’agissait d’un jeu de cartes divinatoire). Le plus vieux livre illustrant ce dispositif est le Yi-King ou Le Livre des mutations, un ouvrage chinois remontant au xe siècle et consistant en 64 hexagrammes. Un lancer de baguettes (ou de dés) indique le numéro de l’hexagramme censé répondre aux interrogations du lecteur sur sa destinée. “Un coup de dés jamais n’abolira le hasard”, écrivait d’ailleurs le poète Mallarmé en 1897.

2011 : sortie de la version numérique 

Visual Editions est une jeune maison d’édition londonienne qui publie des ouvrages reposant sur le concept de visual writing, visant à faire oublier les frontières entre texte littéraire et ouvrage graphique. 

Sa réédition de Composition n°1 comporte plusieurs ajouts. Des dessins de Salvador Plascencia illustrent la version papier alors qu’aucune illustration ne figurait dans la version originale du livre de Marc Saporta.  La version numérique comporte une préface de Tom Uglow, directeur créatif chez You Tube et Google Europe, qui nous annonce que « Si l’histoire ne vous captive pas, vous pouvez la relancer » ! 

Composition n°1 sur Ipad se présente comme une version “ré-imaginée” (re-imagining) de l’oeuvre originale papier. Nous ne sommes pas en présence d’une version numérisée et homothétique du texte sous format epub, mais d’une application logicielle recourant aux potentialités de l’informatique pour proposer une nouvelle expérience de lecture.

- La “page” de couverture

La couverture du livre se présente sous la forme d’un fond jaune avec le titre, le nom de l’auteur, et une phrase : “This book can be read in any order”, en lettres rouges. Des lettres de l’alphabet de couleur noire flottent autour. 

Toutes les lettres sont mobiles : on peut les déplacer pour jouer avec le texte. Tandis que les lettres en rouge suivent le tracé de nos doigts, celles en noir partent dans des directions incontrôlables quand on les effleure. Un bruit de machine à écrire accompagne le toucher des lettres. Ce procédé tactile semble concrétiser la phrase “This book can be read in any order”. En tension, les lettres définissent un texte en mouvance, en redéfinition perpétuelle, animé par le mouvement de nos doigts. Lorsque l’on appuie sur la touche “Begin”, elles “chutent” dans un bruit de casse et une page s’affiche sur un nouveau contenu. 

La touche “Explore” ouvre sur un travail d’art expérimental créé grâce à un bespoke software ou custom software, un logiciel conçu en interne à cet effet. Toutes les lettres de l’ouvrage y sont présentes, en vrac, et permettent d’explorer l’ouvrage comme s’il s’agissait d’un paysage. Certaines zones sont plus denses que d’autres, on croit reconnaître des formes, des paysages (nuages, lacs, continents, frontières…). 

Qu’apporte cet élément supplémentaire à la lecture de l’oeuvre ? S’il est agréable à explorer, le lien avec l’esprit du texte de Marc Saporta semble plutôt éloigné. Un côté ludique ou gadget se dégage de cet ajout. Le média informatique permet en effet de nombreuses possibilités d’animation qui ne laissent pas l’éditeur indifférent dans sa quête du bel effet et de nouveaux lecteurs… Dans quelle mesure doit-il alors tenter d’y résister pour respecter l’intégrité littéraire d’un texte ?

- Dispositif de lecture 

La lecture commence quand on réappuie sur la touche “Begin”. Le texte défile alors à toute allure sous nos yeux, à une vitesse empêchant la lecture de s’effectuer, sous la forme d’une succession extrêmement rapide d’unités de pages (les fragments narratifs du texte initial). Seule l’action du doigt sur l’écran bloque le défilement et permet d’accéder à la lecture du texte. Néanmoins, dès que la pression du doigt se relâche, le texte recommence à défiler, imposant sa cadence infernale. Si, à l’instar de la version originale, les pages ne sont pas numérotées, un compteur nous indique néanmoins combien de pages nous avons lues (exemple : 4/150).  

La lecture n’est donc possible qu’en exerçant sur l’oeuvre une contrainte physique. L’attention est forcée et liée à la pression du doigt sur l’écran. Le lecteur n’a aucune prise sur la vitesse de déroulement du texte (mis à part la possibilité de l’immobiliser avec le doigt). Un algorithme, dont on ne connaît ni la logique ni les intentions, est maître du jeu et présente de manière aléatoire les pages à chaque fois que l’on lance l’application. Dans ce dispositif, le lecteur ne génère donc pas le défilement, et l’ordre dans lequel le texte apparaît, mais le subit. 

Des différences notables avec la version originale

Dans la version papier, les feuillets se présentent comme à “battre” et à “tirer” au hasard par le lecteur. Mais il peut aussi décider de lire les feuilles dans l’ordre dans lequel elles sont présentées ou encore de les choisir par un rapide coup d’oeil. Il n’est pas prisonnier d’un parcours de lecture imposé. Par ailleurs, les feuillets, s’ils sont mobiles, tiennent entre ses mains, il peut les poser, et reprendre sa lecture là où il l’a arrêtée quand il le souhaite. Il reste donc maître de sa lecture, même s’il s’en remet en partie au hasard pour le fil de l’histoire. 

Or, dans la version numérique, il n’est plus maître de sa lecture puisqu’il n’en connaît pas les règles du jeu. L’algorithme ne livre pas ses secrets, ne propose pas d’usages contrairement à l’auteur Marc Saporta dans sa préface. Il piège le lecteur en lui imposant un ordre d’apparition des pages et une vitesse de défilement. Le lecteur ne peut que tenter de stopper le mécanisme, il ne le génère pas. Sa seule alternative est de “relancer l’histoire” si celle qui se présente sous ses yeux ne lui convient pas.

L’oeuvre numérique semble essayer de vouloir combiner deux courants esthétiques considérés comme antagonistes : dans la littérature générative combinatoire, le lecteur intervient sur l’oeuvre alors que dans la littérature de génération automatique c’est l’algorithme qui génère lui-même le texte. Le dispositif  numérique imaginé pour Composition n°1 semble vouloir se situer entre les deux puisque l’oeuvre se présente comme issue de la littérature combinatoire mais transforme le lecteur en spectateur puisqu’il n’intervient pas réellement lors du processus de lecture. Il ne peut que le stopper pour lire. 

Dès 1992, une oeuvre numérique de Christophe Petchanatz utilisait déjà en les pervertissant les codes de la génération automatique en plaçant le lecteur face à la même impossibilité : son générateur “pavlovien” est une machine à fabriquer du texte, mais le lecteur ne peut lire que s’il pointe dessus. Il doit ainsi interrompre la génération de texte pour pouvoir le lire.  Il mettait ainsi en évidence les propriétés de la génération automatique créant du texte à partir d’un mécanisme caché de l’ordinateur. 

En conclusion

Composition n°1 sur Ipad est une oeuvre hybride mêlant deux esthétiques différentes, issues à la fois de la littérature combinatoire et de la génération automatique de texte. Faut-il la rejeter pour autant en invoquant “une incompatibilité entre les deux dispositifs historique, et même gênante d’un point de vue esthétique”,  selon le chercheur et programmateur de poésie numérique Philippe Bootz ?

Composition n°1 ne respecte certes pas à la lettre l’esthétique littéraire originale de l’oeuvre de Marc Saporta, mais il s’agit néanmoins d’une création utilisant son roman comme matériau. Elle reste alors intéressante dans la mesure où elle essaie de créer un produit éditorial original et créatif dans le champs des applications pour les tablettes. L’interaction créée entre le lecteur et l’oeuvre s’inscrit entre hasard et volonté, relâchement et pression. La contrainte du doigt qui ne doit pas relâcher sa pression pour que l’on puisse “immobiliser la page” ajoute de la tension à l’acte de lecture. L’esprit est entre ce qu’il lit et cette pression du doigt (Lire à ce sujet le billet de Marc Jajah sur Sobookonline qui parle d’une “oeuvre de la désignation”).

Il y a donc une réelle prise de position par rapport aux oeuvres numériques littéraires actuelles qui ne sont bien souvent qu’un identique numérique dans l’univers marchand. Si le texte nous échappe, qu’est-ce que lire alors ? Composition n°1 dans sa version numérique mettrait alors “l’emphase sur une dimension active et performée de l’oeuvre littéraire”.

(Lire à ce sujet Marie D Martel sur son billet : http://bibliomancienne.wordpress.com/tag/litterature-numerique). 

L’oeuvre littéraire n’est pas qu’un livre, elle appartient aussi au domaine des actions. 

 Nolwenn Tréhondart, janvier 2012.

Illustrations parues avec le consentement de l’éditeur, Visual Editions : http://www.visual-editions.com. 

- Pour aller plus loin :

http://www.olats.org/livresetudes/basiques/litteraturenumerique/10_basiquesLN.php

http://christophepetchanatz.free.fr/

http://www.sobookonline.fr/

http://bibliomancienne.wordpress.com/

Cette entrée a été publiée dans Open Art. Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>