LA MATERIALISATION CONTINGENTE ET NON NECESSAIRE DU CONCEPT

— Le devenir de l’A.M.E.

Le devenir de l’A.M.E. : La réalité virtuelle comme écosystème pour la création artistique.

Introduction
La question du rapport de l’œuvre à l’architecture qui l’héberge se fait singulière quand l’œuvre est numérique et immatérielle et plus encore quand l’architecture est affectée des propriétés de la réalité virtuelle. Cette tension nécessaire entre création et espace de présentation atteint une acuité particulière dans le cadre générique que proposait en 1992 le projet A.M.E. Après Musée Explorable. Je propose d’examiner ici, avec le recul du temps et de l’expérience, le questionnement issu des premières interrogations sur la spécificité de la création dans un contexte aux propriétés écrites par opposition aux propriétés données du monde physique qui reçoit habituellement les artefacts humains. C’est l’occasion de se demander, dans ce contexte aux lois énoncées, comment la conception de l’œuvre est affectée dans sa matérialité, dans sa temporalité, dans son écriture aussi bien que dans sa relation à son public.

Collectionner l’immatériel
En septembre 1992 j’écrivais un texte, A.M.E. Après-Musée Explorable, qui devait poser les jalons d’un art conçu in situ pour la réalité virtuelle comme medium et comme espace de monstration. Ecrit alors qu’il n’existait encore que très peu de travaux utilisant ces technologies ce texte décrit un projet qui fut soutenu par la Villa Médicis hors les murs en janvier 1993.

L’Art après le Musée
Dans Virtual Museum de Jeffrey Shaw, l’architecture figurée est à la fois le musée et l’œuvre, et les pièces que le visiteur découvre grâce au dispositif spécifique de navigation donne à vivre des moments de l’œuvre. AME Après Musée Explorable, décrit en revanche une collection et les conditions de sa mise en œuvre, de la production des pièces commandées à des artistes choisis à la fois pour la qualité de leur travail sur site et leur peu de familiarité avec les technologies

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Je souhaite moins commenter ce texte, ce qui serait déplacé de la part de son auteur, qu’en interpréter le devenir et la relation qu’il définit entre l’auteur, l’espace/medium et l’enjeu technologique.

Producteur-commissaire-architecte
La démarche de production, puisque je me positionnais en producteur mais aussi commissaire-collectionneur-architecte, a été entamée, dans sa version la plus avancée, avec Bernar Venet. Celui-ci a été immédiatement sensible aux enjeux de ce déplacement de l’espace physique vers l’espace virtuel. Mon travail consistait en un échange avec l’artiste qui découvrait les spécificités de l’outil et les implications de sa mise en œuvre. Il fallait définir et décrire les propriétés de l’espace, la plasticité de la temporalité et de la spatialité, la prise en compte du devenir et celle de la présence du visiteur. Mon attente était que l’artiste investisse cet espace avec la cohérence propre à son travail en évitant qu’il ne cherche à singer l’iconographie et l’imaginaire liés aux technologies du virtuel. Le projet qui naissait de ce dialogue transposait totalement la logique des installations de Bernar Venet sans pour autant en produire une simple représentation. L’importance des moyens nécessaires aux développements informatiques a très vite constitué un obstacle à la réalisation de ces pièces et j’ai différé la production espérant qu’une période plus ouverte à ces enjeux rendrait possible sa production.

Au-delà de l’apprentissage des outils, l’acculturation technologique
Une autre chose me détourna progressivement du projet : le travail d’initiation et d’acculturation qu’il impliquait vis-à-vis des artistes sollicités, devenait progressivement ambiguë puisque je me trouvais en équilibre instable entre deux postures, entre commissaire et artiste, à énoncer le possible de l’œuvre jusque dans la description de son fonctionnement. Il m’apparut alors qu’il me serait plus simple de réaliser mes propres projets plutôt que de guider maladroitement des artistes plus familiers de l’espace physique aux lois pérennes.

En 1994 je présentais ma première installation faisant appel à la réalité virtuelle : Dieu est-il plat ?. Installation que je pensais aussi comme un manifeste, et qui finalement était née de la réflexion sur ce que pourrait être la transposition du travail de Jean-Pierre Raynaud et d’autres dans l’espace de la réalité virtuelle. Pourtant Dieu est-il plat ?, première des Grandes Questions, ne renvoie en rien au travail de Jean-Pierre Raynaud.

strong>L’autonomie de l’œuvre par rapport aux technologies : le SAS
Le SAS, que je décrivais en 92 comme étant le dispositif de passage, évolutif, de l’univers réputé hostile de la représentation au monde physique, n’a jamais été réalisé dans sa configuration initiale (assez proche du CAVE conçu à la même époque par Carolina Cruz Neira et Dan Sandin mais dont j’ignorais l’existence) mais il est devenu plus tard le SAS Cube installé depuis à LAVAL, première salle de réalité virtuelle fonctionnant sur PC, puis LeSAS du CITU, version 2 écrans, validant par les actes, les hypothèses originelles.

Par delà les technologies, mais pas sans elles
Les pièces que j’ai réalisées depuis faisant appel à la réalité virtuelle ont, comme suggéré dans le texte AME, été transposées des gros calculateurs des années 90 (SGI Onyx) aux PC de la fin des années 2000, de dispositifs multiécrans (World Skin dans le CAVE de 4 à 6 écrans) aux dispositifs mono écran des dernières expositions. Ces mutations technologiques témoignent de la possible pérennité des œuvres quand leur enjeu n’est pas limité à la démonstration du potentiel des machines. Elles témoignent aussi souvent de leur autonomie par rapport à l’appareillage d’origine. Ceci est vrai dans mon travail mais pourrait perdre son sens pour d’autres auteurs. Il est possible alors l’œuvre indépendamment du dispositif de présentation dont les avatars ne feront que déplacer le point de vue sans toucher l’objet.

The Art Collider : une connexion d’oeuvres
En 2006 nous lancions le projet IN-OUT devenu depuis the Art Collider . Moins une collection qu’un réseau d’œuvres. Celles-ci peuvent avoir une existence dans l’espace physique mais chacune n’existe que par leur connexion avec les autres. Un autre principe est en jeu qui active une autre particularité de l’espace numérique. Le fait qu’il soit le lieu de l’échange. Les pratiques transactionnelles en art qui vont de l’emprunt au plagiat en passant par le collage et le sampling, se sont considérablement développées à la faveur des nouveaux médias. Les œuvres du Collider sont totalement définies par leur auteur, mais elles se nourrissent les unes des autres, empruntant par exemple ici le son pour offrir l’image aux autres. C’est un réseau social d’œuvres. C’est du « Peer to Peer de création » (P2P, pair à pair) par opposition au « P2P de consommation ».

Ces œuvres qui n’hésitent pas à quitter l’univers dont elles se nourrissent, celui du numérique, toujours attachées par l’ombilic connectif, expérimentent une autre forme d’autonomie que l’on pourrait qualifier d’autonomie solidaire. Elles énoncent tout haut, et dans les actes, une vérité de la création : quelques soient les prétentions démiurgiques des auteurs, la création ne s’opère pas ex nihilo.
De l’AME au Collider, c’est une architecture hôte de la création qui est en jeu, définissant un territoire dynamique aux frontières infiniment plastiques et qui nous aident à penser la logique et la pertinence des espaces de représentation et d’information dans leur interférence, plus que métaphorique, avec les espaces physiques à vivre.

ART AFTER MUSEUM
Voici le document original dans son intégralité. Dans la mise en page d’origine, chaque encadré correspond à une page différente. Le texte est à mi-chemin entre le cahier des charges, le mode d’emploi et le manifeste. Comme beaucoup de mes écrits, il n’a jamais été publié à ce jour. Ici la taille en a été réduite pour la commodité de la publication.

ART AFTER MUSEUM

Jalons pour un Après Musée (A.M.) explorable

Y a-t-il un ART après le MUSÉE ?

Cosa Mentale Le retour à la caverne (Art pariétal contemporain ?)

 Image potentielle, l’oeuvre de l’Après Musée (A.M.) redevient chose mentale.

L’A.M. est le lieu de vie d’oeuvres d’artistes différents rassemblées pour leur capacité à évoluer dans cet espace aux contraintes spécifiques.

Les oeuvres sont fabriquées sous forme de bases de données informatiques. Immatérielles, elles doivent tirer parti du potentiel original du lieu d’accueil.

l’A.M. peut avoir plusieurs implantations. Chacune peut contenir un choix d’oeuvres différent. Le nombre des oeuvres intégrées est variable et évolutif.

Dans un premier temps, seront sollicités pour proposer des oeuvres des artistes n’ayant pas encore de pratique des technologies utilisées. Leur choix devra tenir compte de leur aptitude à prendre en compte l’espace dans lequel ils travaillent.

L’ART de l’APRÈS MUSÉE n’est pas un ART INFORMATIQUE. L’informatique n’est qu’une des conditions de son apparition.

Il n’est pas demandé aux artistes d’avoir une compétence quelconque dans les technologies choisies. Ils n’ont pas la charge technique de la fabrication des oeuvres. Ils en ont le contrôle total.

Chaque oeuvre peut exister en plusieurs exemplaires. Avec l’accord de l’artiste elle peut rester unique.

Pour le spectateur : L’image est : L’ombre portée de l’art sur le monde visible

OPUS IN MACHINA > IMAGO EX MACHINA

La MACHINE est une des MEMOIRES DE L’OEUVRE Celle-ci lui reste indépendante. Le DISPOSITIF de visualisation est un SAS DE PASSAGE Il n’est ni l’oeuvre, ni son support.

LE MUSEE EST LA MEMOIRE MORTE DE L’ART L’A.M.E. EN EST LA MEMOIRE VIVE

un SAS pour AME, esquisse de 1992, Maurice Benayoun L’art contemporain n’est plus un milieu hostile L’Après Musée est un milieu hostile Hétérogène par rapport à l’espace ambiant Il nécessite une visite exploratoire appareillée, un sas de communication.

L’art sans Musée est-il asphyxié ou libéré ? L’art contemporain est-il asphyxiant ou libérateur ? L’art de l’Après Musée est-il : Une bouffée d’oxygène ? Un trou noir ?

EXPLORER différent de VISITER l’EXPLORATEUR de l’art est un SPECTATEUR actif

Sauf volonté de l’artiste, ce n’est pas le spectateur qui fait l’œuvre. Il en est le témoin accidentel ou volontaire. Il l’explore d’une manière perpétuellement différente.

D’une exploration à l’autre, la représentation change, l’oeuvre reste.

L’oeuvre de l’A.M. a sa vie propre : Elle peut bouger, évoluer, s’autogénérer, se produire, se reproduire, se métamorphoser, vieillir, disparaître, changer d’échelle, d’espace, de temporalité, dialoguer avec l’extérieur, communiquer d’une implantation AM à une autre, se modifier en fonction des différentes approches des explorateurs.

Réunir des oeuvres Indifférentes aux lois de la physique UN ART MOINS LOURD !

Le public : Explorateur immergé d’un monde d’oeuvres avec leur vie propre Un Monde avec ses contraintes spécifiques Un Monde qui n’a que les contraintes voulues par l’artiste L’oeuvre n’est plus ici le résultat de la lutte de l’artiste avec la matière c’est UN MONDE DE PURE REPRESENTATION

L’explorateur immergé se déplace dans le Monde de l’AM Les SPECTATEURS eux sont à l’extérieur : Ils voient les manifestations de surface. Ils profitent de l’expérience de l’explorateur. Les images leurs sont visibles, inversées.

Ces images ne sont ni VERTUEUSES ni VIRTUOSES Elles sont comme des vues satellite d’un monde à inventer :

Le dispositif de visualisation (SAS) n’est pas lié à l’oeuvre, ni même à l’AM. Il est provisoire, lié aux limites actuelles de la technique. Les oeuvres, indépendantes de la machine et du dispositif pourront être explorées ultérieurement par d’autres moyens, estimés plus conviviaux, plus précis, plus riches, moins coûteux, plus contraignants, plus tactiles, plus sensuels etc.

L’explorateur passe d’une oeuvre à l’autre en se dirigeant vers l’icône qui représente la nouvelle oeuvre à explorer.

à l’extérieur de l’espace d’observation de l’oeuvre, celle-ci peut prendre des représentations différentes, laissées à la discrétion de l’auteur, nécessaires uniquement à la localisation de la pièce: – titre de l’oeuvre écrit, – nom de l’auteur écrit, – icône représentant l’oeuvre (pictogramme ?) – nuage indéfini – tout autre forme symbolique …

Sauf exigence de l’auteur les différentes oeuvres ne sont pas visibles simultanément. Tout au plus, les icônes les représentant peuvent-elles être présentes en même temps pour permettre le choix de l’explorateur.

Les déplacements de l’explorateur appareillé (un capteur) dans le SAS déterminent son déplacement dans le monde de l’AM. Les images qui l’entourent rendent compte de ces déplacements. L’exploration de l’oeuvre nécessite des mouvements précis, souvent de faible amplitude… Le déplacement d’une oeuvre à l’autre nécessite des amplitudes importantes. Distorsion de l’espace/temps. Le déplacement réel du spectateur n’est pas proportionnel au déplacement des caméras simulées dans le monde de l’AM. Il est relatif.

La rétine se retrouve accidentellement dans la trajectoire (« image virtuelle ») de l’image projetée, du faisceau lumineux.

Les images projetées sont : LA MATERIALISATION CONTINGENTE ET NON NECESSAIRE DU CONCEPT