L’auteur écrit les règles qui régissent un monde de représentation. Ce monde est simultanément un monde à vivre et un monde à lire. L’explorer c’est exister dedans.
EMOUVOIR
ChM : Il y a quelques années, vous intituliez une conférence: « L’art soumis à la question par la technologie ».
MB: Il y a en effet un rapport étroit entre l’interaction dans le champ artistique, le questionnement et la Question. Le milieu artistique a vite considéré l’intrusion des technologies de la communication comme une agression et on sent dans le cri désespéré qui en résulte, dans cette « torture » d’un objet pur qui aurait été souillé par des pratiques coupables, que ce sont plus les instances que l’objet qui se trouvent remises en question. Toute nouvelle technique de représentation repose la question ontologique : Qu’est-ce que l’art? Est-ce de l’art? Un artiste peut-il sans faillir se compromettre avec ces béquilles numériques qui masquent probablement un handicape affectif, émotionnel, esthétique…
Et si la torture en question relevait plutôt de l’accouchement? Certes non sans douleurs…
Pour commencer il faut répondre, même si dans la question la réponse est une forme ouverte.
1 Comment vous définiriez-vous?
MB: Imperturbablement la première question est celle de la mise en case. Même s’il est patent que le vingtième siècle a été le siècle de tous les glissements, de la fusion et de la confusion des registres spectaculaires et des champs artistiques, on reste prudent par rapport aux pratiques transdisciplinaires. Le multimédia n’est pas un genre, c’est simplement la reconnaissance du caractère indissociable des composantes sonores, visuelles, textuelles mais aussi tactiles, comportementales… Pour se dire « artiste » il faut accepter ce que le chapeau traîne de casseroles et de clichés. Il présuppose la deuxième question : Prétendez-vous que ce que vous faites est de l’art?
Insatisfait de l’étiquette il m’est arrivé de proposer, comme dans un jeu, explorateur multi-media . Ce n’est pas complètement sérieux, mais ça recouvre assez bien mon activité de ces quinze dernières années au travers de la vidéo, de la télévision, de l’image de synthèse, de la réalité virtuelle et de l’interactivité. Explorer de nouveaux territoires du sens, tracer des sentiers, rechercher de nouvelles écritures plus adaptées au terrain.
2 L’expression « artiste virtuel » a-t-elle un sens?
MB: Si l’artiste est « virtuel » on pourrait traduire par velléitaire de l’art. On peut penser aussi que l’expression pourrait s’appliquer à tout le monde. Nous sommes tous virtuellement (potentiellement) des artistes. Si on accepte de prendre la question au sérieux on peut dire que la pratique artistique ne s’encombre pas des catégories techniques. Quand on dit artiste peintre, on reconnaît plus l’artisan que le créateur.
3 Comment vous différenciez-vous par rapport aux autres mouvements de création?
MB: Se différencier ou différencier sa pratique? Mouvements artistiques – procédant d’une lecture séquentielle de l’histoire de l’art – ou mise en œuvre des moyens, techniques et supports… ce qui évidemment serait foncièrement réducteur. Je ne pense pas que dans son projet, ma pratique soit différente de ce qui est en jeu dans l’histoire de l’art depuis plusieurs millénaire. J’ai le sentiment d’être un individu s’adressant aux autres occupants de la planète pour parler de ce qui est sensé nous toucher. Parler du monde de l’intérieur. Le projet n’est pas original, le propos et sa mise en forme constituent l’apparence d’une spécificité. Il me semble que le champ ouvert par l’interactivité, en modifiant foncièrement le rapport du spectateur à l’auteur par l’intermédiaire de l’œuvre constitue une mutation considérable. De nouveaux langages qui impliquent de nouvelles écritures.
Où se situent ces mutations. Lorsque les frères Lumière proposèrent la prise en compte du temps dans la production imagée, on ne voyait d’abord qu’un substitut commode à la mémoire individuelle (l’enregistrement de tranches de vie ou la captation d’une saynète théâtrale). Il a fallu quelques années avant de comprendre que la matière à travailler était devenue l’espace et le temps et le développement du montage cinématographique, avec ses ellipses spatiales et temporelles, la multiplication des points de vue, donnaient une position au spectateur que l’image avaient désapprise depuis la Renaissance. Face aux plus-très-nouveaux medias, nous entrevoyons à peine la possibilité de s’affranchir des codes et de la syntaxe hérités des médias antérieurs. Cela ne signifie pas faire table rase du passé mais bien au contraire en assimiler les leçons pour jouir de libertés nouvelles.
Le rôle de l’auteur d’un monde virtuel est profondément modifié. Il n’est plus l’auteur des images mais le créateur des situations potentielles qui utiliseront l’image, le son, puis les autres sens, comme médiateurs. L’auteur écrit les règles qui régissent un monde de représentation. Ce monde est simultanément un monde à vivre et un monde à lire. L’explorer c’est exister dedans. Exister dans ce monde c’est donner aux messages potentiels la possibilité de s’énoncer. La plupart des mondes que j’écris ainsi n’ont d’existence que parce qu’on les explore. Leur architecture, affranchie des lois de la physique, se bâtit au cours de la visite. Ce sont, à l’instar du monde réel, des mondes qui prennent en compte notre existence, qui sont modifiés par notre présence. C’est en cela que l’on peut parler de potentialité, de virtualité. Ils sont différents pour chacun de nous et néanmoins porteurs d’un projet d’auteur. Contrairement au monde physique que nous connaissons, ces mondes ont un sens. Ce qui est parfois bien rassurant…
Dans l’histoire des techniques de représentation on peut considérer que le développement de mondes réactifs constitue un pas de plus de le sens de ce que l’on pourrait considérer au sens large comme étant une forme de réalisme. Réalisme dans le sens d’une entreprise qui consiste à parler du réel. Un réalisme des profondeurs, ce que j’appelle l’infraréalisme.
Ce n’est pas la surface des choses qui inspire la structure l’œuvre mais les conditions d’apparition de cette surface. Les lois de la physique, de la biologie, de la génétique sont utilisées ici non pas pour simuler le monde réel, mais comme référents pour une utilisation métaphorique. Les signes élémentaires de cette écriture ne sont pas uniquement l’ensemble des symboles dans leur organisation spatiale (la composition) mais aussi l’ensemble des événements dans une organisation à chronologie variable qui prend en compte notre différence en tant que récepteurs.
Il m’est difficile de penser qu’un tel changement, rarement perçu dans le champ artistique ne va pas de paire avec une remise en cause des modes d’écriture et des modes d’analyse de l’œuvre. Ceci explique la difficulté que rencontre la critique contemporaine à appréhender un objet si réticent à entrer dans des grilles désormais inadaptées.
4 Quelles émotions voulez-vous provoquer? Quel public est-il touché par vos oeuvres?
MB: La question de la réception de l’œuvre est évidemment essentielle dans un domaine encore mal connu. J’utilise les réseaux et les systèmes immersifs. Dans les systèmes immersifs, le public est plongé à l’intérieur de l’œuvre. La mer ou la piscine constituent un très bon exemple de système immersif physique. Dans le système immersif « virtuel », le visiteur est mis en situation. Le rapport à l’œuvre qui en découle est d’une nature probablement différente. On rencontre en général deux types d’approches:
Premièrement: La « démo » ou démonstration des possibilités du système met en jeu les limites sensorielles et témoigne – parfois brillamment, mais plus souvent bruyamment – du potentiel physiquement immersif d’un dispositif technique. Le cinéma dynamique, avec son lot de sièges mobiles, d’images en relief et de sensations fortes est un bon exemple du genre. On vient pour des émotions plus physiologiques qu’esthétiques. Les montagnes russes produisent des sensations du même ordre. Même si dans émotion il y a « mise en mouvement », celle-ci n’est pas nécessairement physique.
Deuxièmement: l’utilisation du système immersif comme outil. Il est au service de l’auteur comme le sont par ailleurs, l’instrument pour le musicien, la toile et la peinture pour le peintre ou les mots pour l’écrivain. Dans mon travail le visiteur est mis en situation, ceci signifie qu’il est, le temps de la visite, conduit à observer, agir ou réagir à un univers qui est là pour révéler son sens. Le sens induit, n’est pas unique, réductible aux mots. Sans cela, à quoi bon s’encombrer de moyens lourds alors que le texte constituerait un médium idéal. Dans World Skin, les visiteurs sont conduits, en temps que « touristes » à faire un « safari photo au pays de la guerre ». Tout commence de façon presque innocente, le groupe (6-8 personnes), circule au milieu d’un monde fait d’images. Ces images sont plantées dans un décor tridimensionnel. Ce sont d’authentiques images de guerres. Les visiteurs sont munis d’appareils photo. Ils peuvent prendre des photos et ce qu’ils prennent est supprimé de la scène, la surface est blanchit alors que subsiste la silhouette fantomatique de la chose capturée. Ils pourront partir avec l’image imprimée qu’il se sont appropriée l’instant d’un regard. Le son interactif composé par Jean-Baptiste Barrière transforme progressivement le clic de l’appareil photo en bruit d’arme à feu. Des périodes d’impuissance laissent à chacun le temps du recul. Il est rare qu’alors le visiteur ne perçoive pas la transposition qui s’opère entre une situation apparemment innocente (photographier, de manière souvent frénétique des images) et une tentative désespérée d’effacer les traces, de rafraîchir la mémoire. La situation de guerre et ce qu’elle implique comme interaction douloureuse n’est pas reproductible. La mutation qu’elle opère dans les comportements ne peut être que transposée. On peut parler de la mort et de la mémoire sans donner dans le mélodrame ou la simulation. C’est un jeu grave (Jean-Paul Fargier, dans le Monde, parlait de jeu vidéo métaphysique à propos de Dieu est-il plat? 1994). Après l’expérience, il est rare qu’on me parle de technique ou de qualité d’immersion, on me parle beaucoup plus de la nature de l’émotion et c’est je croit le signe qu’on a réussi à faire oublier la machine. Autre signe : personne ne se sent exclu. Le travail parle autant aux jeunes qu’aux moins jeunes et ce n’était pas une mince satisfaction de découvrir, pour prendre un exemple plus ancien, le Tunnel sous l’Atlantique présenté entre le centre Georges Pompidou et le Musée d’art contemporain de Montréal en 1995, un public de tous âges venir une à deux heures par jour et revenir tous les jours pour voir le projet évoluer et pour participer finalement à une rencontre, après 5 jours de creusement virtuel, entre des gens qui retrouvent, à des milliers de kilomètre, le plaisir de faire disparaître comme des murs d’images, le temps d’un échange, les distances physiques et culturelles qui séparent les hommes.
5 Quel avenir pour la création cybernétique (ou sur Internet, ou sur réseaux,…)?
MB: L’évolutions des techniques ne procède pas par substitution mais par ouverture. Je ne partage pas l’idée des zélateurs des « nouveaux médias » qui pensent que tout passera par le numérique. La matérialité du produit comme trace de l’engagement du corps restera irremplaçable. Néanmoins, on ne peux plus ignorer la possibilité récente de développer d’autres formes de création dont nous ne soupçonnons probablement qu’une infime partie. Il est urgent que les artistes de tous poils s’en emparent avant que les marchands en définissent les règles de manière irréversible. Ce qui est encore une terra incognitae riche de promesses deviendrait un parking de super marché avec bretelles d’accès balisées.
6 Peut-on vivre de sa création?
MB: Oui
7 La création électronique enchante-t-elle ou appauvrit-elle la société?
MB: En aucun cas un médium est louable ou condamnable en soi. C’est l’usage que l’on en fait qui peut être discuté en ces termes. Rien de ce qui élargit le champ de l’expression n’est à négliger. On a dit que l’apparition de l’écriture était un risque pour la tradition orale. C’était vrai, mais n’a-t-on pas depuis mesuré l’intérêt de l’écrit pour l’humanité?
8 Que conseilleriez-vous à un jeune qui débute dans votre art?
MB: Peut-être plus encore qu’avec tout autre moyen d’expression, on peut parler de transdisciplinarité. Les réseaux n’ont pas fait disparaître que les frontières politiques ou géographiques. L’enjeu culturel est aussi dans la disparition des frontières disciplinaires. On ne peut pas imaginer d’aborder la création contemporaine dans l’ignorance des formes multiples d’écritures et de leur histoire. Le risque en serait de privilégier les mirages de la technique au détriment de la chose à dire.
9 Au fait, aimez-vous la réalité des choses, comme boire, manger, converser en société, …?
MB: On a trop longtemps opposé réalité et virtuel. Le virtuel n’est qu’une nouvelle qualité apportée à la fiction. Mais c’est avant tout une part estimable du réel. Quand on utilise ce nouveau potentiel de création c’est pour parler du réel qui reste la seule chose dont on ne veuille (le plus souvent) se défaire. Le peintre de paysage ne méprise pas la nature, le peintre de nu n’est pas indifférent au corps. Il m’est arrivé de dire que faire l’amour ou faire la guerre étaient les formes extrêmes de l’interactivité. La première, dans l’ordre des plaisirs matériels, n’est pas près de trouver des substituts acceptables. Le réel ne supporte pas la comparaison. S’il n’a rien à dire, il a beaucoup à vivre.
Maurice Benayoun, Paris, 1999
Interview par Charles de Meaux (in Cultures en Mouvement)