(Au cinema) notre cerveau-zappeur s'est très bien accommodé de toutes les ruptures et ellipses spatio-temporelles. En VR...
Entretien avec Mathieu Marguerin, 2000
Parmi tes premières créations, les Quarxs (1991-93) abordaient les paradoxes de la matière virtuelle, sous la forme d’une série d’animations diffusée notamment sur Canal +. Aujourd’hui, tu élabores des dispositifs fondés sur les outils de communication et leurs contenus d’information. Tu te situes donc plus dans l’usage possible des NTIC que dans l’exploitation du médium ou des outils informatiques.
C’est vrai qu’en exploitant une technologie récente et nouvelle dans le champ de l’art, on interroge nécessairement le médium. Le problème est que je serais totalement insatisfait d’un travail qui n’aurait que cet objectif. On ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur le médium mais on ne peut pas en faire l’unique finalité, sinon on tombe dans un système autoréférentiel, narcissique et progressivement vide de sens.
Comme chez les existentialistes, il s’agit de comprendre comment, dans un contexte donné, nous sommes amenés à avoir un comportement ou une réaction révélatrice de notre compréhension du monde ou de la façon dont nous nous percevons dans ce monde. Mon objectif est donc de créer des situations mais, plutôt que d’apporter des réponses, l’idée est de poser des questions, en d’autres termes de créer des situations interrogeantes.
Une partie de la création numérique repose sur un principe simple : n’est prévu que ce qui est écrit, ce qui appartient au programme. Dans tes dispositifs, tu te penches sur la réalité du canal, c’est-à-dire de ce qui y transite et de ce que peut en faire l’utilisateur.
Dans le cas des installations interactives, il s’agit de créer un contexte, un environnement avec ses lois et ses principes. L’utilisateur dispose d’une part de liberté et vivant sa liberté, il fait apparaître les limites du dispositif, dont l’apparition est la définition-même du projet de l’auteur. On ne définit pas des libertés, on définit des limites. Comme en architecture, ce qui définit le travail de l’auteur est la construction des espaces, la canalisation des flux, la circulation des personnes. C’est vrai que dans le multimédia, le principe de l’arborescence détermine des parcours possibles qui s’avèrent très vite réduits. J’essaie pour ma part de créer des espaces dans lesquels le visiteur a la possibilité d’exister et où cette existence se heurte parfois à de telles limites. Il faut comprendre qu’à partir du moment où on définit le monde comme un ensemble de limites, on établit donc un ensemble de règles, c’est le discours. Pour moi ce discours est une question, qui renvoie aux questionnements originels, qui restent les mêmes : pourquoi, comment, à quelle fin ? Dieu est-il plat ? Le Diable est-il courbe ? Dans ces créations, ce n’est pas tant la question de Dieu qui m’importe, mais la question de la représentation et plus loin celle de la création.
Ta comparaison avec l’architecture est intéressante, parce que ces espaces sont aussi des espaces à arpenter. Dans le Tunnel sous l’Atlantique (1995) par exemple, le voyageur circule d’un point à un autre à travers des strates d’images.
La réalité virtuelle est un grand vide. On y est confronté comme au début de l’exploration de la synthèse numérique du son. Tout était possible. Tous les sons, toutes fréquences, toutes les harmoniques étaient disponibles, mais ce n’est devenu intéressant qu’à partir du moment où on a retrouvé les timbres et les sonorités qui renvoyaient aux vibrations du monde réel. La matité ou la résonance de certains sons sont des propriétés du réel et ceux-ci nous intéressent parce qu’ils nous concernent directement. La question est donc de savoir comment jouir de ces nouvelles possibilités. La première fois que je me suis confronté à la réalité virtuelle, j’ai commencé par construire dans le vide, comme en architecture l’on pose des murs, un toit, etc. Si l’espace virtuel est un espace à construire, essayons de voir ce que ça donne si on le prend à l’envers. L’avantage du système c’est de faire l’inverse de ce qui se passe dans le multimédia, où on enchaîne les boutons. Pour faire sentir que le monde est d’une infinie complexité et qu’on en n’appréhende qu’une toute petite part, il fallait montrer que tout était caché et donc inviter l’utilisateur à creuser, pour découvrir cette architecture qui n’existe pas au départ, pour révéler l’information.
Aujourd’hui on se rend compte que les espaces virtuels reposent moins sur une approche mimétique que sur la masse d’informations et d’images échangées.
Ce qu’il faut comprendre par rapport au virtuel, c’est que la question n’est pas de représenter le réel tel qu’il est en surface, de reproduire les murs, les colonnes ou le mobilier existant. Si c’est une possibilité, elle s’avère là encore particulièrement réduite. Ce qui importe, c’est de déterminer quel est le matériau concret. Si je pose une surface dans un espace, c’est pour faire obstacle, pour séparer ou pour classer. Si je mets des murs, ce sont des murs d’images. Le sens naît de la situation, comme dans le fait de cacher. Comme chez Hitchcock, dans Une Femme Disparaît , la question n’est pas de savoir ce que signifient les quelques notes de musique que la femme a dans la tête, mais le fait de ne pas le savoir. Je considère que le rôle du bâtisseur de monde virtuel repose sur une même mise en scène de l’information.
Tu t’es intéressé aussi à ce que les images en circulation véhiculent en propre, à leur contenu. En 1995, avec World Skin, tu t’ es penché sur un corpus d’images du conflit dans les Balkans, par le cameraman Olchevski. Et tu impliquais le spectateur de façon très directe par rapport à ces images.
Il y avait aussi beaucoup d’images de la deuxième guerre mondiale. Ce qui fait sens lorsque l’on sait que World Skin a été présenté pour la première fois à l’Ars Electronica Center de Linz en Autriche. Le discours est toujours double. Ce qui m’intéresse dans cette approche, qui n’est pas fermée, c’est qu’on peut rester sur ce flottement où coexistent un certain nombre d’interrogations. Pour moi, les deux formes extrêmes de l’interactivité restent faire l’amour et faire la guerre. C’est aussi tout ce qu’il y a entre : la sensualité et le plaisir, la douleur et la violence, mais surtout un échange entre deux individus ou deux groupes d’individus. Dans le diable est-il courbe, tout repose sur cette séduction mécaniste, comme le font les médias : la séduction pour la séduction. J’espère que je fais un travail foncièrement ambigu. Pour moi le plaisir est une composante essentielle de la création. La création dans la douleur me semble une hypocrisie totale, dix-neuviémiste. Ce que je mets en scène, c’est quelque chose qui à la fois donne du plaisir et met en cause ce plaisir, et qui amène donc à s’interroger sur les processus de séduction. Dans le diable est-il courbe ? on prend du plaisir à manipuler, c’est physique, la matière a une réelle plasticité et évoque quelque chose de profondément sexuel. Dans World Skin , la pulsion destructrice de ceux qui saisissent l’appareil photo comme l’on prend un fusil, pour détruire les images, pour effacer la mémoire, correspond à un réflexe compulsif qui relève de la jouissance. C’est cette ambiguïté que je mets en situation : l’orgasme et l’impuissance simultanément, au fur et à mesure que les images s’effacent après avoir été capturées par l’appareil photo. A ce moment précis, les comportements changent, les gens prennent soudain de la distance et deviennent observateurs pour essayer de comprendre le phénomène. Il ne s’agissait pas d’empathie, comme chez Spielberg. Il ne s’agissait pas de copier la douleur mais de copier les actes.
Ta dernière installation au Japon, Crossing Talks, repose sur le modèle des échanges sur Internet.
C’est un dispositif complexe qui ressemble fort à un dispositif de communication – je mets en jeu la communication en réseau, la possibilité de se retrouver à plusieurs dans cet espace – mais l’enjeu n’est pas de faire l’apologie de la communication sur Internet. Dans l’espace Internet, il est absolument impossible de communiquer, parce que le retour ne se fait qu’au bout de plusieurs secondes et que nous ne savons jamais si nous ne sommes pas face à un enregistrement. S’il y a un tel engouement pour la communication sur le réseau, c’est que cela correspond à un besoin. Ce que j’avance, c’est que ça rentre dans un processus élémentaire de survie. Est-ce que cette survie ne tient-elle pas au fait que le monde nous renvoie sans cesse des preuves de notre existence ? Et lorsque le dialogue est mondial, est-ce que ça ne suppose pas d’avoir un retour du monde entier de cette existence ? L’enjeu est de savoir si quelqu’un à l’autre bout du monde est capable de prendre en compte mon existence. Le véritable avatar sur Internet, c’est la personne elle-même. Pourquoi est-ce passionnant pour les artistes d’explorer ces nouveaux moyens ? Nous sommes face à une terra incognita qui nous renvoie une image du monde et qui nous permet de nous interroger sur chacune de ses composantes. Nous sommes face à un monde à reconstruire, c’est un monde d’échanges. C’est souvent une somme d’insatisfactions ; le commerce électronique, les relations immatérielles, le sexe virtuel ne sont pas satisfaisants. En conséquence, nous sommes obligés de repenser ce que sont la représentation et la communication par rapport au monde. C’est bien ce que je veux interroger à travers mes mises en scènes. J’essaie de mettre le doigt sur les questions, pas d’apporter des réponses.
Dans ton approche, on parle bien d’une exploration de cet espace. Alors qu’on pensait détenir la cartographie du globe, nous sommes là face à un nouvel Eldorado, un territoire dont il faut dresser la carte. Et quand on parle de géographie, on parle aussi d’écriture et, en regard, d’une alphabétisation.
Toute la difficulté face à médium naissant est qu’on est obligé de faire de la pédagogie en même temps. D’une part expliciter ce qui est au-delà des apparences, ce qui est de l’ordre d’un travail d’auteur, d’un processus d’écriture et de création artistique. D’autre part le travail lui-même doit contenir des éléments de compréhension de ces nouveaux univers. Il ne s’agit pas d’opter pour une totale transparence – je ne suis pas favorable à ce que tout soit visible d’emblée – mais le travail doit aussi être là pour aider à comprendre. Un tableau est déterminé par des éléments visuels et leur répartition dans l’espace et par un parcours du regard. Il s’agit donc pour le peintre d’organiser la réception de l’œuvre. Dans une installation interactive, on est face à un malentendu profond si l’on ne considère que l’image, même s’il importe de la travailler. Dans l’image virtuelle, il n’y a pas de composition parce que le point de vue change nécessairement avec l’observateur. C’est ce qu’il y a derrière qui fait sens, ce qui est assemblé, à savoir l’ensemble des règles déterminées par l’auteur. Cet ensemble de principes détermine les conditions d’apparition des événements, c’est ce qu’en animation on appelle « la bible »…
Cette ambiguïté tient à la distinction entre le dispositif technologique et le contenu, la création du sens. Comment relies-tu les deux activités et qu’est-ce que ça implique dans ta façon de travailler ?
J’ai connu l’image de synthèse quand il fallait avoir les mains dans le cambouis et j’ai fait de l’animation 3D pendant des milliers d’heures. Je connais mon outil mais je ne développe pas moi-même les applications interactives. Je travaille avec une équipe – notamment à travers mon studio Z-A Production, qui a surtout une mission de recherche – et ma connaissance du médium me permet de déterminer exactement ce que je veux obtenir. C’est un travail de conception, puis de maquette et enfin de développement, similaires en ça à ce qui se passe dans l’audiovisuel ou l’architecture par exemple. Pour le Tunnel sous l’Atlantique, la création musicale était de Martin Matalon. Puis j’ai rencontré Jean-Baptiste Barrière qui s’occupait de la production à l’IRCAM. Rapidement, nous nous sommes trouvés comme en symbiose dans la façon de travailler et en phase également sur la signification du virtuel en tant que somme de potentialités. Nous avons donc travaillé ensemble sur les créations suivantes; il est complètement libre et apporte son propre imaginaire. Dans World Skin , son travail sur la composition musicale est tout aussi important que ce que véhiculent les images. C’était la première fois que j’intervenais dans un «CAVE» et l’ensemble produit par l’image et le son créait une intensité émotionnelle que je n’avais jamais expérimentée auparavant.
La spécificité de l’artiste, par rapport au langage commun, c’est l’apport de nouvelles écritures. Penses-tu que celles-ci peuvent aujourd’hui être recyclées dans une économie plus large, surtout dans la mesure où il s’agit d’écritures qui nécessitent le développement de softwares ?
Nous sommes encore en train de défricher, comme au début de la découverte du montage au cinéma lorsqu’on s’est dit qu’à un certain moment on pouvait arrêter la caméra pour changer de point de vue, ce qui constituait de fait un discours et ce discours est devenu le travail d’écriture cinématographique. Et finalement notre cerveau-zappeur s’est très bien accommodé de toutes les ruptures et ellipses spatio-temporelles. A chaque nouvelle création, nous sommes amenés à définir de nouveaux outils et de nouveaux modes d’interaction. Progressivement, on va trouver des éléments communs, une grammaire basique qui trouverait l’adéquation entre nos façons de penser et de représenter le monde. J’ai élaboré des outils pour des installations spécifiques, qui en effet étaient ensuite déclinables en tant qu’outils de communication génériques. Certains industriels ont compris que l’artiste, avec la liberté qui lui est propre, pouvait apporter d’autres façons de penser le rapport entre l’homme et l’information. Je crois qu’il faut explorer toutes les potentialités du médium, comme les modes d’analyse du comportement, qui permettent aller au plus près du désir de l’usager. Proximité que je critique dans le Diable est-il courbe ? en dénonçant les dangers de certaines formes de séduction. L’autre aspect est l’intérêt que représente la possibilité de créer un outil qui se passe de formulaire, un système d’accès à l’information orienté utilisateur, ce que j’appelle « Active Privacy ». Nous sommes cernés par les machines, il faut qu’elles nous aident de la façon la plus intelligente possible, tout en décidant des limites de ce qu’on veut communiquer ou pas, afin que les informations sur les utilisateurs ne se retrouvent pas dans les mains des autres. L’objectif est donc de disposer de toute l’information possible mais en totale confidentialité. Cela vaut pour la musique ou tout autre produit, l’utilisateur va vers ce qu’il recherche plutôt sans qu’on le harcèle pour lui vendre ce dont il ne veut pas.
La question de la création est aussi celle de la propriété intellectuelle, du droit d’auteur sur l’œuvre mais aussi du coup sur ce qui la conditionne, notamment au niveau du développement technologique. Est-ce que tu déposes tes inventions logicielles ?
Il faudrait pouvoir protéger cet aspect de la création dans la mesure du possible, mais c’est très compliqué de breveter. Sauf dans le cas d’Hypercube, qui était une commande faite à Z-A. Si Z-A développe un système de protection des données de profils comme Active Privacy, il faudra qu’il soit libre. S’il n’est pas public, l’outil ne sera pas adopté de façon massive. Et puis, à l’instar de Magritte qui a été largement copié par la publicité, c’est plutôt un bon signe lorsque les inventions artistiques passent dans une économie plus large, parce que cela signifie qu’il y a eu à moment donné une adéquation entre la façon de penser la communication ou le dialogue et une proposition d’auteur.