le spectateur touriste contribue à renforcer la dimension tragique du spectacle, il ne laisse pas le monde à sa douleur, il la réveille pour son plaisir
Conference de Bruno Caillet, 1998
Immergé dans un espace constitué d’un même écran, le public (équipé de lunettes à cristaux liquides et d’un capteur de ses propres mouvements) est invité à un safari photo au pays de la guerre . L’espace vidéo numérique dans lequel le spectateur est plongé n’est que ruine, le ciel noir semble obscurci par des fumées d’incendies, on croise des colonnes de soldats, des chars, des morts à nos pieds et des réfugiés. On peut s’arrêter face aux bâtiments, les traverser. Tout est virtuel à part les images d’êtres humains qui, elles, sont bi-dimensionnelles et réalisées à partir de photos d’actualités, ce qui les rend plus saisissantes encore. Une musique impose une atmosphère étrangement silencieuse et lourde, d’une violence tranquille… les bombardements semblent venir au loin. Quelques fois, un son plus puissant ; un avion de chasse passe au-dessus de vous. Munis d’un appareil photographique, vous pouvez saisir une scène. Le son du déclic alors, comme un “shoot ” (tirer/prendre) suspend l’ambiance. Après le flash vous découvrez que l’objet de la photographie est devenu blanc. Seul demeure l’environnement soustrait des silhouettes que vous avez saisis. Pour clore cette “escapade ” chaque spectateur reçoit les photographies qu’il a prises. C’est avec World Skin , que Maurice Benayoun établit en 1998 la complexité et la complétude du travail que nous allons découvrir.
Ce type d’expérience n’est possible qu’avec l’utilisation de nouvelles technologies basées sur l’informatique et les télécommunications. Ces nouveaux outils sont en train de bouleverser nos comportements individuels et collectifs. Il ne s’agit pas simplement “d’être dans le vent ” mais de considérer que ces technologies, mêlées aux logiques des flux financiers internationaux engagent ce que certains appellent une “révolution informationnelle “. L’essentiel des recherches et critiques indiquent des bouleversements de nos pratiques, plus puissants que ceux engagés lors de la révolution industrielle. C’est alors une question globale de représentation qui se joue, peut-être aussi forte que celle qui suivit l’invention de Gutemberg. Benjamin a montré, dans une démonstration certes politiquement et contextuellement marquée que l’infrastructure environnementale et l’œuvre sont liées. Parce que ces nouvelles technologies traitent de l’image et du son, il semble normal que les artistes s’en emparent. Pourtant nous avons assisté durant une longue période à une espèce de vide, un “art technologique ” où le seul enjeu semblait la démonstration des capacités techniques de la machine. Les récents progrès permettent une manipulation plus libre, presque infinie de ces outils. Dès lors peut apparaître le sens, l’émotion, une certaine question de l’art.
Maurice Benayoun fait parti de ces nouveaux créateurs. Est-il artiste, producteur, professeur ou chef d’entreprise ? Il mêle ces différentes fonctions. Il est à l’image de ces artistes d’un autre genre, techno-inventeur, vidéo-scientifique… Né en 1957 à Mascara, il suit une formation de plasticien et reste dubitatif face aux années 80. A la question comment peindre aujourd’hui ? Il s’essaie à la vidéo, devient producteur puis se confronte aux images de synthèses quand celles ci dessineront autre chose que des formes volumétriques grossières. Ce parcours n’est pas celui de ces opportunistes à l’affût de nouveauté. Ni technophile, ni technophobe, il développe une véritable pensée face à des techniques qu’il appréhende avec humour et sens critique. Ces œuvres exposées cette année à la “cité des sciences et de l’industrie ” à Paris et au “festival Imagina ” de Monaco, montrent une nouvelle attitude artistique et posent donc la question de nouveaux repères critiques. Celle du réalisme par exemple ou comment le virtuel questionne le réel. A travers l’étude de quatre de ses travaux nous verrons comment le paradigme de l’art contemporain opèrent différemment, et quels semblent être les nouveaux critères de création. Comment poser la question du réel et comment laisser apparaître le sens et le sensible ? Comment peindre aujourd’hui ?
De nouveaux repères
Difficulté de considérer la question de l’art : De la fin d’un paradigme ?
Parce que les supports et les outils sont différents, nous sommes un peu perplexes quant à l’analyse de ces nouvelles formes. Avec les nouvelles technologies, l’artiste n’est plus un personnage “isolé et souffrant “. Ce sont souvent des équipes de production qui réalisent le travail. En l’espèce, même si Maurice Benayoun signe ses œuvres, c’est une société de production, celle dont il est directeur artistique : Z-A, qui les produit et les réalise. L’objet d’art quant à lui devient souvent immatériel, il consiste, dans sa matière, en un programme informatique, suite binaire de 0 et de 1. Difficiles à présenter au public, le coût de diffusion d’une œuvre comme World Skin est de l’ordre de sept millions de francs. La question du marché se pose alors. Il n’y a pas ou peu de collectionneurs. Malgré une vente de l’artiste Fred Forest, où l’acheteur a acquis un code qui lui permet de voir l’œuvre sur Internet, il semble ne pas exister de possibilité de penser un marché, la mise en jeu de cette question est d’ailleurs le seul intérêt de cette dernière expérience.
Parce qu’il n’y pas d’objet au sens propre, comment trouver un lieu de présentation qui puisse légitimer ce genre de travaux ? Les lieux de présentations de ces œuvres aujourd’hui sont surtout le réseau Internet, mais les sites n’offrent pas forcément une crédibilité ou légitimité reconnue. Dans ce malstrom chacun pose ses propres repères, nous quittons alors la sphère d’un pouvoir normatif muséal.
Pourtant, malgré ces différences de repères, le paradigme de l’œuvre contemporaine n’est pas fondamentalement remis en cause. Si l’on considère comme Thierry De Duve que “fountain ” de Marcel Duchamp pose les bases de l’art contemporain, nous retenons alors un paradigme en quatre points. Pour qu’il y ait œuvre, il faut : 1 Un artiste / 2 Un objet (référent) / 3 Un public / 4 Un lieu qui légitime.
Avec ces nouvelles technologies l’artiste travaille en équipe comme l’on en a connu dès l’époque antique. L’objet demeure, matériel ou non, ce qui compte c’est le référent. Le public est partout, dans différents lieux à la fois, le lieu d’exposition quant à lui peut-être éclaté, virtuel ou celui d’un salon commercial, d’un festival… Le coût d’exposition demeure tellement élevé que la présentation tient lieu de l’événement, le simple fait de diriger le regard vers un objet d’attention le “légitime “.
A la recherche de nouveaux fondements.
Bien qu’il y ait art, il semble pourtant que nos critères d’évaluation soient caducs par rapport à ce type de travaux. C’est pour cela que Maurice Benayoun, se qualifie d’artiste avec prudence, alors qu’il revendique une approche plasticienne. Il sait que les critères de l’art contemporain ne peuvent reconnaître son travail, il en propose donc de nouveaux. Peut être devons-nous, nous aussi remettre en jeu nos grilles d’évaluation ? Comment considérer la radicalité de ce type d’approche ? Avant-gardisme, utopie… ?
La nature même de ces propositions ne nous amène-t-elle pas simplement à considérer un nouveau champs de l’art dont nous devrions établir les critères. Voilà quelques questions que pose le travail de Maurice Benayoun, car sa démarche est d’abord plasticienne, c’est celle aussi d’un architecte qui conçoit un espace.
Le jeu comme nouveau repère
Question de l’interactivité
La question de l’interactivité est au centre de ces nouvelles pratiques, c’est elle qui explique en partie leur succès. Nous passons d’une ère où l’information agit du sommet vers la base, à celle où l’individu, le public n’est plus simple récepteur, mais acteur et récepteur de cette information. Il a le pouvoir d’agir, de reconstruire sa réalité. La notion d’interactivité n’est pas nouvelle dans l’art. Duchamp une fois encore, avec ” Etant donnés ” avait placé le spectateur au centre et comme objet de l’œuvre. Nombreux ensuite, dans les années 60 notamment, ont repris ces notions, on pense aux œuvre ouvertes ou aux pénétrables de Soto. Cette question d’interactivité, essentielle dans le travail de Maurice Benayoun l’intéresse pour son potentiel ludique. La question du jeu est selon lui révélatrice des enjeux de l’art. C’est un jeu avec soit, avec la reconnaissance du monde extérieur qu’il propose, la question du jeu devient une question de survie pour l’homme qui, ” handicapé par la conscience doit se défaire de cette pression en se créant des objectifs “. Les artistes, les philosophes et les scientifiques sont tous dans une quête de finalité qui s’apparente au jeu. Pour Benayoun, le jeu de l’art ne compte guère dans ces pratiques, ce qui importe c’est que chacun puisse définir ses propres règles.
Le diable est-il courbe ? – 1995
C’est peut-être avec Le diable est-il courbe? que Maurice Benayoun pose le mieux la question du jeu. Cette œuvre fut présentée lors du festival Imagina (Monaco) en 1995. Muni de lunettes à cristaux liquides, permettant de percevoir la tri-dimensionalité, le spectateur est confronté à un écran. Grâce à un ” Joystick ” ou “space ball”- appareils munis de capteurs de mouvements – le spectateur peut se déplacer dans cet univers. Il est d’abord enfermé dans un ” cube de ciel ” les quatre faces bien que clôturant un espace, semblent faites de ciel. Chaque mouvement du spectateur permet de créer des couloirs labyrinthiques, dont les murs sont d’une même matière (ou non-matière ?) de ciel. Ce voyage qui vous englobe dans cette architecture aérienne n’est pas vain. En effet, le spectateur- explorateur découvre par hasard, au travers des portions d’espaces vidées du ciel, une forme organique souple plus ou moins anthropomorphique. Ces formes rondes vont modifier leurs comportements selon notre approche. Cette forme nommée ” diabolo ” n’est pas insensible à notre regard et à nos gestes. Tout de chair offerte, elle frissonne, semble jouir selon notre envie. C’est une machine à séduire, proprement diabolique, qui nous coince au fond d’un couloir. Si vous vous éloignez, elle vous rappellera, jusqu’à disparaître si vous ne la regardez pas.
Ici l’artiste tend à ” peindre ” un idéal de séduction tout en courbe, et au delà d’un simple jeu sensuel ; c’est dans un jeu de charmes qu’il nous place, au cœur des fantasmes de chaînes de télévision ; la production de formes qui de manière automatique, séduit le public. C’est le système médiamétrique rêvé qu’il interroge, ainsi que nos comportements et pratiques désireuses. Le jeu, détourné est devenu total, qui joue avec et de qui ?
Le virtuel comme question du réel
Un réalisme à détourner
Le réel comme référent
Une des premières questions posée par ce travail est la question de la virtualité. Comme artiste il se confronte au réel, mais Baudrillardien dans l’âme, tout pour lui est simulacre. Alors sa virtualité n’est pas automatique ou pire – il abhorre – aléatoire. Sa copie est une ” réelle réalité “. Chez lui, la virtualité est une fluidité et ce sont les lois et non les formes qui sont reproduites. Le comportement du ” diabolo “, par exemple est définie en fonction de courbes logarithmiques calquées sur l’étude de nos comportements. Il ne réagira pas de la même manière à nos différentes attitudes. Le virtuel devient le propre du réel. Réactives, ces œuvres fonctionnent alors comme un miroir, ce nouvel espace devient compréhensible et c’est en cela qu’il acquiert un sens. Car pour Maurice Benayoun, le spectateur doit être un élément perturbateur, quel intérêt si l’œuvre est autonome ? Renversant ainsi les fondements de l’esthétique moderne, il met ici le corps en jeu. Il répète alors, plus avant la révolution qu’engendra Matisse avec La Danse ; de l’espace de chevalet à l’espace théâtral, nous pénétrons maintenant un espace global, ” plus réel que le réel ” mais qui pourtant n’est mimétique en rien. Car après avoir reproduit ces lois, l’artiste va jouer à les déranger, en introduisant par exemple de fausses lois comportementales il crée de nouveaux signifiants. De nouveaux enjeux du monde se dessinent alors et c’est là que se produit la fracture avec le réalisme.
Une manipulation des lois.
C’est avec World Skin , que Maurice Benayoun pose de manière la plus troublante la question du réel. Ce sont les lois de la guerre et de l’image qu’il prend et qu’il nous fait manipuler. Présentée pour la première fois au festival ” Ars Etectronica ” – Linz- Autriche – 1997, sur un système Cave (écran 3 murs + sol). Cette œuvre a un effet extrêmement violent et les comportements des spectateurs à son égard sont différents, certains, pris dans un jeu cathartique ne vont cesser de photographier. D’autres à l’inverse vont refuser ce qui peut aussi ressembler, de par la puissance des moyens mis en oeuvres à de la manipulation. La photographie donnée à la fin, est un papier témoin qui prolonge l’œuvre et lui donne son sens. Tout à coup, on saisit la dichotomie entre cette image arrêtée et l’effroi d’une réalité approchée. La guerre ici n’est qu’une métaphore de l’image.
Alors que la guerre réifie l’autre, la prise de vues décontextualise et dépossède de l’intimité de la douleur en même temps qu’elle en témoigne.
A la suite de Mc Luhan et de Baudrillard une nouvelle fois, ce sont les médias que l’artiste questionne ici. Il affirme non seulement que le médium est le seul message, mais que ” la glorieuse image médiatique est une arme à effacer progressivement le monde “. Parce que l’on ne fait que prendre l’image, le monde ne s’offre plus qu’en spectacle.
C’est la conséquence la plus tragique de cela qu’il met en jeu. On pourrait alors l’accuser d’utiliser ce qu’il critique et de faire sensation de la misère. Mais c’est un choix d’artiste qui crée cet univers dans le but de questionner le spectateur et non simplement de satisfaire l’expression de notre agressivité. Sa différence avec la réalité et la trace qu’elle vous laisse ne peuvent laisser indifférent. On comprend tout à coup que ” les vérités les plus crues, les plus brutales sont réduites dans notre perception, à l’état de surface émotionnelle.”
L’impression résulte-t-elle d’un simple effet du choc, où de l’intelligence d’une écriture ? Les deux sans doutes, mais ce qui crée d’abord ce sentiment de malaise c’est la puissance sensible qui se dégage de l’oeuvre. Maurice Benayoun est ici sur un fil tendu entre le danger d’esthétiser l’abominable et celui de culpabiliser le spectateur, car la ” bonne conscience ” s’oppose à la ” bonne mémoire “, on sait ce que l’on garde, mais on ne sait pas ce que l’on enlève, alors le spectateur touriste contribue à renforcer la dimension tragique du spectacle, il ne laisse pas le monde à sa douleur, il la réveille pour son plaisir. En triturant et détournant les réalités, il crée si bien du sens que c’est tout nos repères qu’il interroge. Au travers de cette expérience, nous sommes une fois encore en plein jeu, et si l’art est un jeu grave, la guerre en est un autre. Un jeu qui engage le corps sur la question sans cesse martelée de la réduction de l’être à l’enveloppe.
Vers la suggestion des sens ?
Nous le voyons, la recherche du sens est une constante, rapport au corps, aux désirs, à la mort ou aux médias, en plein cœur des questions posées par les nouvelles technologies, et à l’intersection des définitions de l’homme, de la machine et du démiurge, Maurice Benayoun exploite et questionne le sens des nouvelles dimensions de l’ espace et du temps.
De la question de l’espace temps
C’est peut-être avec ses “tunnels” que Maurice Benayoun évoque le mieux ces questions. Avec le Tunnel sous l’Atlantique -Centre Georges Pompidou – Musée d’art contemporain de Montréal 1995 et Le Tunnel Paris-New-Delhi – Cité des Sciences et de l’industrie – Pragati Magdan New Delhi- 1998, il propose une œuvre expérimentale de télévirtualité permettant à des utilisateurs séparés de plusieurs milliers de kilomètres, d’interagir et de se rencontrer dans un espace virtuel qu’ils auront contribuer à créer. Deux personnes pénètrent aux deux extrémités d’un tunnel virtuel reliant les deux villes. Progressivement, lors de leur avancée l ‘un vers l’autre, la surface du couloir que creusent les spectateurs, révèle l’équivalent de strates géologiques transformées ici en strates iconographiques. Ce sont des images de la mémoire commune des deux lieux qui nous séparent. Ces découvertes alimentent le dialogue entre les deux protagonistes. Une partie complémentaire d’une même composition musicale correspond également à chaque participant. Enfin, de chaque côté de l’expérience, un groupe de spectateurs assiste sur un écran géant à la progression et aux échanges des deux explorateurs. La liberté d’exploration est une des caractéristiques majeures de ces tunnels. Ces tunnels sont en effet susceptibles d’évoluer dans toutes les directions, en montant ou en descendant, à gauche et à droite et quelque soit l’angle de rotation. Les utilisateurs peuvent chercher des fragments d’images dont ils n’auront aperçu que certains détails. Grâce à un programme ” superviseur ” les comportements plus ou moins chaotiques des spectateurs sont gérés au fur et à mesure de leur recherche et de leurs intérêts, jusqu’à ce que les deux spectateurs se rencontrent. Chacun alors peut percevoir dans son champs de vision, l’image de l’autre.
Il s’agit ici de poser la question du temps et de l’espace. L’artiste nous projette dans une autre dimension, on ne sais plus bien où agissent nos actes et dans quels temps, puisque c’est de la mémoire que l’on traverse. Bien que la conception de l’espace soit proche de celle de l’architecte, il n’y a pas dans la construction de ces environnements de désir de protection. L’espace symbolique est de la matière et l’objet de ce travail est de combiner matière et représentation. L’objet sémantique devient alors plastique et il est modifié non par ce que je fait mais par ce que suis. Nous assistons donc à une modification complète de la question de la représentation. Ce sont des fragments de question qui rapprochent et séparent les spectateurs, ce n’est plus le temps ni l’espace. Le fait de creuser, sépare les spectateurs alors que le fait de traverser en même temps des images les rapproche.
Aux jeux métaphysiques .
C’est avec Dieu est-il plat ? (première expérience de ce type) (1er extrait – 1994), que Maurice Benayoun, pose peut être le mieux, les questions d’un ailleurs-autre réel. Il nous interroge, nouveaux démiurges, sur nos rapports à la création. C’est un prototype paradoxal du Diable est il courbe ? qu’il nous propose. Nous ne sommes plus dans un ciel, mais un même espace labyrinthique constitué de briques cette fois. A chaque mouvement, chaque fois que l’on repousse les mûrs, des représentations de Dieu issues de l’histoire de l’art, apparaissent , flottant au vent, venant à notre rencontre, elles nous transpercent. Mais cette quête est solitaire, maître de la réalisation et de l’exploration de ces labyrinthes, le spectateur comprend rapidement qu’il n’y aucune issue. La démarche est-elle vaine à ce point ? Cette quête demeure fructueuse pourtant, car elle fait découvrir les multiples représentations que l’homme a fait de son créateur, quête réaliste puisqu’en se donnant à voir, ces images révèlent leur absence d’épaisseur. Ce ” premier jeu vidéo métaphysique ” selon le mot de Jean Paul Fargier (Le Monde 18/11/94) est à l’image de la vie où chacun défini son propre parcours, et à l’image du monde puisque cet espace que l’on croyait plein et infini s’avère fonctionner comme un espace sphérique et fini. En remettant le spectateur au centre de l’univers, la réalité virtuelle réconcilie Copernic et Ptolémée sur la sphère plate de nos représentations.
L’enjeu est de confronter un monde crée par l’homme à une réalité. Ici est représenté un monde qui n’existe pas si on ne le visite pas. Chacune des règles est une question. Dieu est plat dans un monde plein ; comment peut on être trompé par les apparences ?
C’est en artiste- scientifique qu’agit Maurice Benayoun. Déçu des modes de représentations classiques, il quitte les années 80 après avoir balayé nombre d’utopies. C’est avec humour et radicalité qu’il signifie alors son engagement dans le temps et la mémoire, son questionnement de l’espace et du réel. Créateur de nouvelles technologies, il n’est pas dupe des leurres qu’elles recèlent et c’est pour cela qu’il prend garde, dans cette projection de l’individu sur le monde, à ce que ces technologies ne servent pas de béquilles au sensible, c’est pour cela qu’il n’y a ni utopie, ni gratuité, car ce qui intéresse d’abord Benayoun, c’est l’accident, l’approche infra réaliste qui crée une forme générative, autonome . C’est ce dernier aspect et la question comportementale qui définissent le mieux la recherche de sens d’une œuvre virtuelle. L’œuvre n’est plus simplement une image, il est nécessaire de dépasser ce malentendu pour comprendre que ” l’œuvre est au fond de l’image à gauche “.
Voilà le bref portrait d’un artiste à propos duquel n’existe pas encore d’étude. Peut-être parce que, une nouvelle fois, le bouleversement des critères d’appréciation rend difficile un jugement. Pour ma part, je reste étonné par ce travail et les questions qu’il pose. Je pense que Benayoun est justement en train de définir ces nouveaux modèles d’appréciation, en même temps qu’il soulève de manière implicite les graves écueils inhérents à ce type de pratique, c’est pour cela que nous aurons besoin de nouveaux ” critiques-éthiques d’art “. En effet, le premier sentiment que met en avant ce travail, c’est que la puissance globale de ces techniques permet n’importe quel type de manipulation, et si le danger n’est pas dans une difficulté à faire la part du réel et du virtuel (on abandonne ici définitivement toute réticence platonicienne à la mimésis et à l’illusion), il peut être dans le fait d’une suggestion qui tend à disparaître. Sous prétexte d’interactivité, on peut rapidement prendre le public en otage et laisser sourdre n’importe quelle forme de démagogie. Avec les nouvelles technologies, nous ne sommes plus dans une suggestion rétinienne mais dans une prise du corps quelquefois surprenante lorsque l’on voit par exemple, les installations du groupe Granular Synthésis interdites aux personnes épileptiques enceintes ou cardiaques. Avec Noise Gate – M6 (1998), vous passez un sas métallique avant d’être plongé dans une puissance de décibels qui agit directement sur votre corps, là, vous êtes entouré d’un seul visage pris dans des convulsions rapides, le son est un mixage de cris de souffrance et de respiration. L’actionnnisme viennois dépasse ici des limites qui laissent dubitatif.
Pour l’instant, Maurice Benayoun, se protège en invoquant le jeu avec humour, et en développant une pensée esthétique implacable. Pourtant Word Skin possède tout les ingrédients du dérapage, peut-être alors que la force artistique réside dans la gradualisation du danger et dans l’équilibre ténu que constitue ce travail. C’est là peut-être, dans cet espace entre réel et virtuel, que l’on pourra faire la différence entre l’artiste et le simple fabricant d’images et environnements.