L'art dans le numérique, c'est ce qui reste quand on a coupé le courant
Texte pour la conférence, UCOI, Université de la Communication de l’Océan Indien, Île de la Réunion, avril 2004
Définir l’art numérique, c’est simple comme parler de “cinéma numérique”. L’usage est exemplaire dans la caricature : le plus souvent, le critique évoque le cinéma numérique à propos de films qui substituent le support numérique au support chimique. Il est rarement fait mention de spécificités d’une écriture numérique sinon pour prendre en compte l’économie propre à un type d’équipement, à sa facilité d’utilisation et à sa légèreté, telles qu’on les aurait pointé au temps de la nouvelle vague.
C’est que le numérique en soi n’est pas un aspect discriminant en matière d’écriture et de pratique artistique. Il sait s’effacer devant l’effet, singer l’analogique. Néanmoins son impact sur l’ensemble des champs de la production symbolique est d’une autre envergure. Pour reprendre notre exemple, le cinéma numérique, ce n’est pas seulement : le film, la pellicule en moins. Le numérique affecte le montage qui n’est plus nécessairement un réarrangement de fragments temporels du passé. Le présent (temps réel) et le futur (génératif, procédural) s’immiscent dans une réorganisation dynamique qui confère une place centrale à celui qui la reçoit. Celui-ci n’est plus le “spectateur” d’un spectacle préconstruit à son intention, il n’est pas le “spect-acteur”, le mot est trop laid et il y a de la morale dans l’esthétique des mots. Il est parfois le “visiteur” quand il s’agit d’un monde virtuel, d’un environnement immersif où il devient une composante essentielle de la dimension symbolique. Souvent actif il est rarement “acteur”. En fait, le plus souvent, il est “lui-même”, mais l’œuvre le sait qui construit son discours autour de sa présence, active ou passive, de son existence. Elle devient une mise en situation, une mise en abîme du monde pour que l’on finisse de s’y perdre.
L’art numérique qui ne serait qu’une économie serait un art moins que moyen pour détourner l’expression de Bourdieu.
L’art numérique qui ne serait qu’immatériel redeviendrait une tentative désespérée pour mimer le concept ou simuler le réel la matière en moins.
L’art numérique qui ne serait qu’interactif ne serait q’un interrupteur de plaisir, un jeu le ludique en moins.
L’art numérique qui ne serait qu’immersif toucherait seulement les sens qui auraient aimé qu’on leur parle.
La plus grande réussite de l’art numérique serait probablement celle qui en tirerait les leçons pour tenter de changer le monde, rien qu’un peu mais à propos, au moins dans les têtes.
Le numérique dans l’art n’est pas un implant binaire et alternatif.
L’art dans le numérique, c’est ce qui reste quand on a coupé le courant.
MB Paris le 5 avril 2004