L'auteur, ce n'est plus celui qui définit une image, même s'il en définit la composition avec une complexité croissante, c'est celui qui définit les règles d'apparition de cette image
Les enjeux des pratiques artistiques
Débat organisé par la Galerie du Haut Pavé (1998)
moderateur : Fabrice Bousteau avec
Dominique Gauthier, Yves Michaud, Antoine Perrot et Maurice Benayoun
Fabrice Bousteau : Je vous présente chacun des participants. Yves Michaud, philosophe, qui vient récemment de publier un ouvrage dont on a déjà beaucoup entendu parler : « La crise de l’art contemporain ». Dominique Gauthier, peintre et également enseignant à l’Ecole d’art de Cergy-Pontoise. Maurice Benayoun, artiste qui utilise les nouvelles technologies et qui est, également, enseignant à Paris I et professeur invité à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Antoine Perrot, artiste, qui remplace Nathalie Elemento qui n’a pu malheureusement venir aujourd’hui, et qui est un des organisateurs avec la Galerie du Haut-Pavé de ce forum.
Le thème est donc centré sur les enjeux des pratiques artistiques; on peut entendre cet intitulé de multiples manières. Il part du principe que les pratiques artistiques se sont multipliées, elles sont plurielles, elles prennent des formes multiples allant, bien évidemment, de la peinture à l’utilisation des nouvelles technologies, voire à des artistes qui revendiquent la disparition de l’oeuvre, donc à des artistes sans oeuvre. Cette pluralité pose un certain nombre de questions : à qui ces oeuvres sont destinées? quels lieux ? quels publics ? Et je désire, pour commencer le débat, faire réagir Yves Michaud sur les enjeux de ces pratiques artistiques et d’avoir son regard de philosophe sur la situation contemporaine des pratiques artistiques.
Yves Michaud: Je ne vais pas faire un long exposé, je vais, simplement, me borner à baliser un peu le terrain de la discussion parce qu’effectivement, la notion d’enjeu des pratiques artistiques est à la fois claire et complexe : il s’agit de savoir ce qui s’y joue et ce qu’on peut y gagner et ce qu’on peut y perdre aussi, quels sont les gains ou les pertes possibles dans la pratique artistique. Je vais essayer de baliser, en quelque sorte, le terrain. Lorsqu’on m’a proposé de participer à cette discussion, pour moi “enjeu” cela voulait dire, d’abord, les enjeux en termes de diffusion et de réception. Parce qu’effectivement l’art est destiné à un public, pas forcément le public en général, ce qui ne veut rien dire, mais parce qu’il y a des enjeux de réception. Le pluralisme de la création contemporaine, dont vient de parler F. Bousteau, passe aussi par un pluralisme des publics et passe, je dirais plus encore, par un pluralisme dans les canaux de diffusion. Je pense que quelqu’un comme Benayoun qui fait de l’image de synthèse en film ou en vidéo, ne passe pas par les mêmes canaux de diffusion qu’un peintre comme D. Gauthier ou comme Antoine Perrot. Donc là, il y a des enjeux de public et je dirais, ce n’est pas seulement une question de toucher des cibles, comme on dit aujourd’hui, mais de savoir qu’est-ce qu’on fait avec ce public? comment ce public va-t-il réagir à ce qui lui est adressé? Alors, là, on touche, tout de suite, à des problèmes qui sont très anciens et qui ont été, je pense, peut être plus urgents autrefois que maintenant, des problèmes comme ceux de l’engagement social de l’artiste, de l’effet de changement social que peut avoir l’art, de la signification critique du message artistique. Il y a aussi d’autres enjeux, je dirais, du côté de la réception, qui n’ont pas à voir avec la critique: est-ce qu’on peut considérer que l’effet de la pratique artistique est de divertir les gens, de leur faire passer des bons moments dans une civilisation de loisirs? Est-ce qu’on peut considérer que c’est destiné à leur donner tout simplement du plaisir, du plaisir esthétique et quelle sorte de plaisir ? Donc je définirais, si vous voulez, déjà tout un pan de la discussion en termes d’enjeux par rapport à un public, en insistant sur le fait qu’il faut intégrer la question des canaux de communication, dont, je pense qu’on parlera pas mal dans la suite de l’après-midi. Un public aujourd’hui est indissociable de la manière de l’atteindre. L’art est fait pour distraire, il est fait pour plaire probablement aussi (ce n’est pas toujours le cas), il est fait pour changer les idées, faire changer les visions des choses, il est fait pour critiquer. Une question qui, à moi, me paraît extrêmement importante aujourd’hui c’est: qu’en est-il du statut de l’oeuvre d’art et de la pratique artistique dans un monde qui produit, je dirais à flots continus, de la réflexion sur lui-même, de la critique de et sur lui-même ? Pour dire les choses très rapidement : qu’en est-il de la pratique d’un artiste critique comme Dennis Adams par rapport à la pratique publicitaire de Benetton? L’enjeu de la pratique artistique? C’est peut être dit un peu brutalement mais c’est, il me semble, une des questions à aborder aujourd’hui.
Si on laisse de côté cette question de la réception et du public, qui est fondamentale, bien évidemment, les enjeux des pratiques artistiques sont encore, à mon avis, à chercher dans deux autres directions. Il y a d’abord un enjeu qui est celui qui concerne l’artiste: quel est l’enjeu de sa pratique artistique pour un artiste? Et je dirais, compte tenu éventuellement des réceptions et des effets que produit sa pratique, qu’est-ce que, à lui, l’art apporte et enseigne? Quel type d’illusion est entretenu ou quel type de désillusion? Quel type de lucidité est entraîné par la pratique artistique dans son rapport à la pratique elle-même et au public et à la réception par le public ? C’est le deuxième terme dans cette question des enjeux, c’est l’enjeu pour l’artiste lui-même. Je crois que, si l’on parle de l’art du point de vue de la réception, il faut envisager, ensuite, comment cette réception agit à son tour sur l’artiste? Comment elle fait effet sur l’artiste? Étant entendu que, de toute manière, la pratique elle-même, dans le faire même, a une efficience et des conséquences sur l’artiste, sa vision, ses idées, ses conceptions, ses motivations.
Et puis, je dirais un troisième type d’enjeu, un troisième ordre d’enjeu, cela serait l’enjeu des pratiques artistiques sur l’art lui-même. Parce qu’après tout, un artiste n’est pas seul. Il est seul, en fait, quand il travaille, mais il n’est pas seul dans l’art. Vous êtes une communauté, il y a beaucoup d’artistes parmi vous, chacun a sa pratique mais chaque pratique a des conséquence sur l’art et son évolution. Donc quels sont les enjeux, cette fois-ci, des pratiques artistiques par rapport à l’art lui-même? Et donc, en quelque sorte, je ne vais pas m’amuser à enfiler des paradoxes, mais vous voyez bien que la boucle se boucle. J’ai commencé par parler en termes de public et ensuite de réception; ensuite je parle de l’enjeu pour l’individu créateur, j’utilise encore ce terme, et finalement quel est l’enjeu pour l’art, je dirais, dans le milieu même de la culture, dans le milieu même de la société en terme de société, et de société politique? Donc, c’est beaucoup de sujets pour cette après-midi, mais je pense que, à travers les expériences personnelles des artistes, on doit pouvoir saisir très vite cette diversité des enjeux et leurs interrelations. Je m’en tiens là, pour le moment, et je préfère intervenir sur le concret des expériences, étant entendu que pour ma part je ne suis pas artiste, sinon, peut être quand j’écris, car j’ai quand même quelques intentions de ne pas trop mal écrire, mais cela s’arrête là.
Fabrice Bousteau: Merci, Maurice Benayoun, vous êtes un artiste qui utilisez, qui expérimentez les nouveaux médium, comment vous positionnez-vous face aux trois axes qui pour Yves Michaud définissent les enjeux artistiques : le public, l’artiste, l’art ?
Maurice Benayoun : Ma position est un peu particulière ici. J’ai assisté au débat de ce matin et je me sentais particulièrement étranger; particulièrement étranger, peut être parce qu’on enferme, disons le type d’outil que j’utilise dans une espèce de ghetto au sein des pratiques artistiques, qui fait que l’on débat constamment pour savoir si c’est de l’art ou si ce n’est pas de l’art. C’est bien, aussi, de dire d’où je parle. Je dois préciser que j’ai une formation de plasticien, je ne suis pas informaticien. J’ai une sainte horreur des machines, ce qui m’intéresse c’est le matériau, comment il modifie les pratiques? Je faisais il y a quelques mois une intervention dont le titre était : ” l’art soumis à la question par les nouvelles technologies ” Je crois que c’est un petit peu cela, c’est à dire qu’il y a l’idée de questionnement et il y a l’idée de torture. D’une certaine manière, à partir du moment où on introduit un corps étranger, nous sommes dans une position douloureuse vis à vis de l’organisme censé le recevoir. Tout le problème est de savoir si cet organisme veut recevoir et si on tient absolument a ce qu’il reçoive. L’organisme, en l’occurrence, c’est le milieu de l’art. On peut se poser la question, évidemment, de savoir si une pratique est ou n’est pas artistique, mais je crois que ce débat est assez vain. On a commencé à répondre et à poser des questions ce matin, en tout cas je vais essayer d’apporter mes réponses, tout à fait, dans le sens qu’indiquait Yves Michaud, tout à l’heure, c’est à dire expliquer ce que c’est pour moi que d’avoir une pratique artistique, sachant que je ne revendique pas le label.
Il faut savoir que la plupart des choses que je fais sont des “choses” interactives, ce ne sont pas des films et des vidéos, même si j’en ai fait un certain nombre, comme le disait Yves Michaud, pas des choses enregistrées mais des choses qui réagissent au public et qui se modifient en fonction du comportement du public.
A partir de là, à partir du moment où c’est interactif – j’utilise des techniques comme la réalité virtuelle, l’image de synthèse en “temps réel”- j’ai tout de suite des réactions du type: “mais ce n’est pas de l’art, c’est du jeu…”. Face à cela il y avait une réaction intéressante de Fargier dans le Monde disant que ce que je faisais était de l’ordre du jeu vidéo métaphysique. Cela m’a amené à m’interroger sur ce que pouvait être la place et la pertinence de la présence du jeu dans la création artistique. J’en suis arrivé à formuler une espèce de système qui me paraît expliquer, au moins, sous un certain angle, qui n’est probablement pas le seul, la place de la pratique artistique par rapport à l’ensemble des activités humaines. De façon tout à fait naïve, et je revendique la naïveté de cette approche, je considère qu’il y a, dans les activités humaines, un certain nombre d’activités qui sont directement orientées vers la survie immédiate. Ce sont des activités qui sont communes à l’homme et au règne animal. Dans ces activités, il y a le fait de se nourrir, de se protéger, de se reproduire. C’est simple et je crois aussi que nous nous efforçons quotidiennement de répondre à ces fonctions-là.
Il y a d’autres activités que l’on a estimé nécessaire de développer avec le temps, qui sont, par exemple: la philosophie, la recherche scientifique fondamentale, la théologie, tout ce qui cherche un petit peu à expliquer le monde, tout ce qui cherche à trouver des réponses à des questions que l’homme se pose et qu’il est probablement seul à se poser. L’art rentre dans ces catégories là. Pour moi ces catégories-là sont de l’ordre du jeu. C’est un jeu mais dans ce que le jeu a, probablement, de plus noble, c’est à dire la nécessité de se produire des objectifs atteignables mais que l’on peut constamment renouveler.
On peut dire aussi qu’à partir du moment où on est doué de conscience, il devient clair que notre vie n’a pas de finalité particulière. Et si tout ce qui est lié à la survie ne nous suffit pas, s’il nous reste du temps à occuper, à faire autre chose que de se nourrir, se reproduire – ce qui est une activité tout à fait saine et parfois agréable – et de se protéger, et bien on est amené à trouver d’autres justifications, d’autres raisons à son existence. La réussite, en tant que jeu qui consiste à aligner des cartes dans un certain ordre, est probablement, une bonne façon de passer le temps, de donner une raison d’être au temps que l’on passe, au temps que l’on vit. On se fixe là un objectif que l’on atteint très rapidement ou que l’on atteint pas, mais que l’on peut constamment renouveler. Un petit peu comme cette ligne d’horizon qui est constamment repoussée, au fur et à mesure que l’on avance vers elle.
Par rapport à ces autres terrains de jeux, que sont la philosophie la théologie ou la recherche fondamentale en science qui consistent à se fixer des objectifs non nécessaires mais néanmoins terriblement excitants et provisoirement suffisants à nous donner une raison d’être… La particularité du champ artistique, au moins durant le XXème siècle, c’est que c’est un domaine où chaque pratiquant fixe ses propres règles du jeu. Et je dirais même plus, d’une certaine manière, c’est l’art de fixer les règles qui est devenu la règle en elle-même.
Ce qui fait l’excellence du travail d’un artiste, c’est sa manière de définir les règles de son propre jeu. Après cela, il est encore meilleur, probablement, s’il est le meilleur à mettre en oeuvres ses règles et qu’il va le plus loin possible dans la direction qu’il s’est fixée. Ce que pratique le monde de l’art, s’il fait bien son job, c’est probablement l’identification des règles, la validation de leur pertinence, d’une façon qui sera nécessairement remise en cause.
Le point de vue que je donne, c’est le point de vue de l’individu, de celui qui cherche à justifier son activité par rapport à un ensemble d’autres activités dont on nous dit toujours qu’elles sont plus ou moins nécessaires. Cela pour expliquer pourquoi Il y a, à mon sens une, certaine forme de pertinence dans le fait d’introduire l’interactivité qui dénonce (dans le sens de révéler) le caractère ludique d’une pratique que l’on qualifie d’artistique.
A partir de là, on peut se demander quelle est la raison d’être des faits pratiques? Une fois qu’on a compris qu’on définissait les règles, on peut se demander ce que l’on veut dire avec ces règles ? Est-ce qu’il y aurait, par hasard dans tout cela, une finalité quelconque? Tout à l’heure, pour passer le temps, j’ai mis sur papier une formule. Je me disais qu’un objectif possible de la création artistique pourrait être la mise en scène du monde, en tant que système de symboles en action, je dis bien en action, parce que, en action, c’est peut être ce qui explique que nous assistions actuellement à une évolution, à une mutation des productions symboliques; quelque chose qui inéluctablement remet en cause les habitudes à l’intérieur des pratiques artistiques, des choses, qui découlent du fait que trop souvent on sente une sorte d’épuisement qui justifie constamment un débat plus ou moins vain, plus ou moins agréable, plus ou moins nerveux, plus ou moins explosif. Mais peut être que l’enjeu est ailleurs, peut être que les systèmes, les territoires et les mondes, dont nous parlons, c’est à dire le monde de l’art, le milieu des galeries, le jeu des intermédiaires, les musées, les lieux d’exposition, tout cela est en train de changer. Dans l’échelle de ces mutations, il n’y a pas de hiérarchie. Il n’y a pas, je crois, de système de remplacement mais il y a d’autres systèmes qui se mettent en place, qui, probablement, vont nous conduire à nous interroger sur la pertinence des systèmes précédents, et qui probablement, vont s’installer dans un système parallèle.
Ce matin a été évoqué, par un des intervenants dans la salle, l’existence d’Internet. L’air de rien, effectivement, donner la possibilité à chacun d’être publié, à la face de la planète, instantanément, et avec des moyens limités, c’est quelque chose de nouveau, c’est quelque chose qui n’existait pas. Si je produis une image, elle peut exister tout de suite pour des millions de personnes, je n’ai pas besoin de chercher un éditeur, je peux faire cela de chez moi. C’est simple, c’est beaucoup moins compliqué qu’on veut nous le faire croire. Et si vous ne savez pas le faire chez vous, vous allez le faire ailleurs. Il ne s’agit pas d’idéaliser un système mais il existe. Il existe maintenant des systèmes de communication qui donnent un autre statu à la relation production/réception.
Mais là, nous parlons de montrer des images. Il y a une autre mutation, qui est importante et qui est pour moi assez déterminante et qui correspond à une évolution dans l’ordre des systèmes de représentations, qui nous a fait passer progressivement d’un point de vue unique, qui est celui qui était défini durant la Renaissance par les systèmes perspectivistes que vous connaissez, à un point de vue mouvant, qui est celui que nous avons probablement exploré, d’une manière ou d’une autre, à travers le cinéma, jusqu’à un point de vue qui est celui, libre (sans connotation positiviste), autonome, de l’observateur qui peut, à l’intérieur d’un monde qu’on lui donne à explorer, choisir constamment de regarder ailleurs. Il est là dans une place qui est définitivement unique, que personne ne pourra partager avec lui. Ce qui est intéressant dans cette différence là, c’est que le monde, qu’on donne à observer à ce public là, c’est un monde qui a été défini par l’homme. Ce n’est pas très nouveau dans la peinture. On sait très bien qu’on donne un monde de symboles assemblés à regarder, à observer, à interpréter, et que le parcours du regard, d’ailleurs, à l’intérieur de ce monde est un parcours qui a sa propre autonomie, mais selon finalement un système, une organisation qui est totalement définie par un individu. La particularité de ces mondes, de ceux que l’on appelle “les mondes virtuels”, je dirais même de nombre de systèmes interactifs, leur particularité c’est que le travail de l’auteur n’est plus le même. L’auteur, ce n’est plus celui qui définit une image, même s’il en définit la composition avec une complexité croissante, c’est celui qui définit les règles d’apparition de cette image, c’est celui qui définit les lois qui vont déterminer l’apparition des images que chacun va pouvoir révéler en projetant son regard. Il y a là quelque chose de sensiblement différent. Le monde de représentations qui vient à nous, qui devient possible comme ceci, est un monde de représentations qui n’est pas sans rapport avec le monde qui nous entoure. Dans le réel nous avons une existence relativement autonome, ce réel nous modifie constamment et nous le modifions par notre présence. Dans ces représentations là, dans ce monde de représentations, nous sommes face à un monde parlant, à un monde de significations, qui réagit à notre présence. Sa façon de réagir, sa façon de se modifier par notre présence, c’est le message probablement que l’auteur tente de faire passer.
Il y a une vraie difficulté à produire une écriture qui prenne en compte cela, une vraie difficulté pour les milieux artistiques à comprendre, à interpréter, à créer ses propres outils d’analyse pour l’intégrer. Faut-il qu’il l’intègre ? je ne le sais pas.
Faut-il qu’il le comprenne? Probablement. Parce que, si il ne le comprenait pas, eh bien il se trouverait écarté, finalement, de quelque chose qui à l’air d’être marginal et minoritaire mais qui va progressivement devenir un des moyens forts d’expression, comme le cinéma a envahi notre vie, comme la télévision a probablement changé notre perception du monde, avec des oeuvres inégales, dans certains cas des applications commerciales, dans d’autres cas des créations porteuses de sens comme on essaye de le faire sur d’autres supports.
Fabrice Bousteau: Merci. Dominique Gauthier, pour reprendre les termes de Maurice Benayoun, est-ce que vous, qui êtes peintre, vous définissez également des règles? Est-ce que les systèmes de production et de diffusion vous semblent pertinents, aujourd’hui, par rapport au médium que vous utilisez?
Dominique Gauthier:
Tout d’abord l’art a beaucoup à voir avec le silence. Par rapport à la situation actuelle, il est évident que la communication intervient dans le champ de l’art avec une grande autorité. C’est peut être ici qu’il faut situer une problématique du recul, ou du moins, du ralentissement de la pertinence de la peinture à toucher le monde et à agir sur le monde. En ce qui me concerne, je peins depuis une vingtaine d’années, c’est un choix volontaire et délibéré, c’est un choix qui enregistre un certain rapport au temps et au temps de l’actualité de l’apparition du tableau, donc de la vision de la peinture. C’est aussi considérer que la peinture s’autorise et affirme une certain distance avec ce temps réel. Le mode de jugement, dans toutes ces rencontres, fait acte, c’est à dire le jugement sur l’art contemporain, intervient à un moment où l’oeuvre se situe dans un réseau de communication légiféré par sa compréhension immédiate. La particularité et la détermination à produire de la peinture, sous entend que sa communication n’est pas du même ordre. Elle peut être volontairement opposée à cette immédiateté de la compréhension.
D’une autre façon, un peintre agit avec une histoire longue, et je trouve que la difficulté à agir en tant que peintre est largement compensée, à notre époque, à la fin de la modernité, pour dire les choses très rapidement, très simplement, par quelque chose qui représente un atout considérable, à savoir le stock. C’est une affaire embarrasante parce quelle engendre du poids et, en même temps, c’est une affaire assez stimulante parce qu’elle situe bien une possibilité de changer les modes de vision. Les grands moments de la peinture, historiquement, sont toujours de nouvelles propositions pour cette vision. Un acte de peintre est un acte qui enregistre de l’histoire, de la connaissance, un savoir, souvent un savoir critique, bien que je pense que le savoir critique et l’usage de ce savoir critique a largement débordé dans cette prérogative d’intérêt. Actuellement je pourrais plutôt préférer des situations de productivité à des situations critiques bien que la peinture et mon expérience aient pu largement profiter d’une dimension critique, d’un héritage critique.
Ce que je voulais dire, d’une façon assez claire: c’est qu’il y a en peinture une aventure de la solitude, une aventure de la création, une aventure de la vision et un rendez-vous avec quelque chose qui serait une apparition. Cette apparition, cette nouvelle image, une image possible, compte tenu du fait quelle procède par accumulation, stockage et héritage, a toutes les chances de mettre un certain temps, à la fois dans la dimension de la pratique, la pratique spécifique de l’acteur peintre, et en même temps un certain temps à pénétrer la réalité d’une actualité. Cette difficulté là me semble être une très bonne condition pour l’activité spécifique de la peinture, je ne souffre pas particulièrement des difficultés à rendre publique une oeuvre. Les conditions se sont répétées à différent moment de l’histoire de la peinture. Certaines oeuvres sont passées par des moments d’absolue invisibilité, d’autres ont été très visibles et se sont avérées d’une certaine manière fugaces et ont disparu, d’autres réémergent. L’aventure de la peinture suppose cette réalité floue, souple et souterraine qui ne pose pas de problème majeur à partir du moment où on l’accepte. Donc, qu’est-ce que peut faire un peintre par rapport à un moment donné, par rapport à cette proposition, à cette offre de vision ? Il doit considérer, à la fois, la pertinence de sa réaction à la connaissance et, en même temps, il doit profiter d’une certaine condition de visibilité, à savoir l’exposition, voire l’exhibition de l’oeuvre et enregistrer, au plus possible, l’incidence, finalement, de ses propositions. Je crois, d’une certaine manière, qu’il ne doit pas en tenir trop compte. Il doit considérer, à la fois, la réponse qui lui est proposée à chaque exposition d’oeuvres et, peut être, se mettre dans une situation de confirmation de son intention d’engagement, qui est, à mon sens, un engagement sur une très longue durée et que j’appellerait une oeuvre. Je n’ai pas, trop envie, de dire beaucoup de choses, parce que l’expérience de l’oeuvre, de la peinture, se passe dans une certaine intimité, en tout cas, dans l’intimité d’une vision, quelque soit l’espace public dans lequel l’oeuvre est présentée, un certain silence est obligatoire. La connaissance et l’appréciation de la peinture passent, obligatoirement, par ce silence et l’engagement du peintre. En tout cas, mon engagement est irréductible à la dimension de l’oeuvre, c’est à dire à la dimension de l’oeuvre finie, qui n’est pas obligée de se dérouler avec tout son mode d’explication ou de communication, comme je le disais tout à l’heure, et qui permet aussi au peintre de se désolidariser de sa signature.
Pour être très, très simple et presque schématique, je crois répondre véritablement à la question. La meilleure façon d’engager cet enjeu, par rapport à la cité, par rapport à l’actualité et par rapport au fait public, c’est de proposer simplement une oeuvre et de savoir qu’elle va être appréhendée, appréciée, comprise, avec indépendance, hors de ma propre volonté.
Fabrice Bousteau: Antoine Perrot, vous êtes aussi peintre, comment réagissez-vous?
Antoine Perrot :
Je ne vais pas reprendre ce que vient de dire Dominique qui me touche profondément. Je crois qu’il a parfaitement défini la position que l’on peut avoir en tant que peintre, entre durée et retrait, activité, silence et avènement de l’œuvre. La deuxième chose que je tiens à préciser : je suis en état de suppléance, en quelque sorte, puisque je remplace au pied levé Nathalie Elemento, hospitalisée, et je vous prie de m’excuser si je suis un peu confus. Je voudrai seulement attirer l’attention sur quelques points et je poserai plutôt des questions qui, en tant qu’artiste, me préoccupent et auxquelles je ne sais pas forcément répondre.
J’exprimerai une réflexion personnelle et une crainte de ce que j’appellerai l’affaiblissement des enjeux des pratiques artistiques. Affaiblissement dans l’instantanéité que revendiquent les nouvelles pratiques et affaiblissement pour se conformer à une médiatisation de plus en plus dominante. Soit deux attitudes adoptées ou acceptées par les artistes qui tendent à affaiblir les enjeux des pratiques artistiques.
Je m’explique : il y a un mot qui revient beaucoup dans le discours des artistes et des critiques, moi-même j’ai tendance à l’employer , c’est « l’expérimentation ». L’artiste expérimente. Je différencierai cette expérimentation de l’expérience à laquelle, de tout temps, l’œuvre invite. Ce que je désire souligner ici, c’est que l’emploi de ce nouveau terme d’expérimentation est une manière de dire que chaque oeuvre qui est présentée ne tend plus à être la proposition globale qu’elle était autrefois. L’artiste laisse porter l’œuvre, en quelque sorte, par le spectateur, ce qui est encore assez classique. Mais dans ce jeu d’expérimentation surgit un nouveau mode d’approche où le spectateur est appelé non seulement à participer mais à valider l’œuvre. En poussant d’une manière caricaturale, on peut se demander devant cette délégation au spectateur de la validation, si l’artiste ne construit pas un nouveau produit dont l’enjeu est de répondre à une demande. S’il n’y a pas une dérive dans une recherche étonnante de l’adéquation de l’offre et de la demande.
Cette question de la validation de l’œuvre est, je crois, centrale. C’est sans doute un problème de réception mais beaucoup plus, un problème d’enjeu des pratiques. Ici je vais, peut être, croiser les chemins qu’Yves Michaud dessine dans son dernier ouvrage. et explique beaucoup mieux que je ne pourrais le faire. Au moment où, effectivement, on avance vers une démocratie radicale, où chaque citoyen peut prendre la parole sur chaque sujet et donc dire ce qu’il pense de chaque œuvre, même s’il n’est pas a priori cet initié qui sait parler à sa place, les artistes donnent l’impression qu’ils s’ajustent à cette démocratie radicale. Et je distinguerai deux sortes d’attitudes, qui esquissent soit les réponses, soit le contournement de cette réception de plus en plus ouverte. La question que je poserai, que je me pose, est : quelle espace reste-t-il entre ces deux pôles pour certaines pratiques et plus particulièrement la mienne, celle du peintre ?
D’un côté, si vous voulez, il y a l’artiste qui travaille sur un champ que j’appellerai, gentiment, l’info-communication. Qu’est-ce qu’une pratique artistique qui touche l’info-communication ? Quelles sont ces limites ? Je la définirai, comme je disais précédemment, par une pratique qui recherche sa validation dans la réception instantanée du spectateur. Cela peut être mis en œuvre par la provocation ou encore par la participation qui dispose de deux outils, le caractère ludique de l’œuvre et la proximité avec le spectateur. Dans l’un ou l’autre cas, le dispositif choisi place le spectateur dans l’obligation de répondre à l’œuvre. Dans la participation, l’œuvre tend à englober le spectateur, demande son adhésion et finalement le coupe de toute véritable communication avec le monde environnant, avec le réel, puisqu’il est ailleurs, ailleurs dans l’œuvre. On peut se demander si l’artiste dans ce processus n’abandonne pas ses responsabilités. Je veux dire s’il ne tend pas, peut-être sans le savoir, à contrôler le spectateur, à l’asservir par une adhésion fascinée ou ludique puisqu’il ne lui laisse aucun recul et certainement pas ce temps long, dont parlait Dominique Gauthier, où se construisent le face à face avec l’œuvre, le regard critique, le temps de la réflexion et celui du plaisir ou du déplaisir. Ce qui me semble critiquable est cet espèce de mythe de la participation de tous à tout, qui conduit à vouloir l’adhésion la plus large. Et, je crains que beaucoup d’artistes s’engouffrent dans ces pratiques parce que, d’une certaine manière, la tendance institutionnelle et celle du marché préfèrent le ludique et le regard rapide, le zapping, cet équilibre parfait de l’offre et la demande. On peut s’interroger aussi sur les œuvres qui empruntent leurs dispositifs à la société de consommation, comme cela a été évoqué dans le premier débat. Quel contenu critique portent-elles, ou quelle sacralisation du monde économique et marchand entretiennent-elles, peut-être sans s’en douter ?
Je crois qu’on est en droit de poser ces questions un peu critiques, qu’on entend peu. Elles se retrouvent inverser dans l’autre cas de figure dont je vais parler maintenant. De l’autre côté donc, et c’est bien malheureux pour nous, on est confronté à l’image de quelques artistes qui ont une pratique que je dirais plus traditionnelle, des peintres, mais qui sont médiatisés comme des sortes de démiurges, des artistes encore romantiques. Je prendrai un exemple très simple, c’est l’exemple de Baselitz, dont il y a eu récemment, une grande exposition et qui nous a été présenté, dans la presse, sous un portrait absolument effrayant, quand on y est attentif : le château moyenâgeux, les collections, la richesse, la solitude dans une tour d’ivoire luxueuse, solitude à laquelle on ne peut pas croire un instant quand on sait combien elle peut empêcher une carrière, et enfin le portrait de l’artiste en figure de violence. Violence qui fait œuvre selon le vieux cliché qui implique que l’artiste violente des matériaux. Cette image rejoint un autre mythe de l’artiste, elle est porteuse médiatiquement. Et dans cette médiatisation de l’artiste violent qui asservit des matériaux, il y a tout le danger que, non pas Yves Michaud, mais cette fois-ci Eric Michaud a montré, dans un livre, L’art de l’éternité, où il établit clairement le parallèle de l’artiste et de l’homme politique qui modèle aussi un matériau, mais un matériau humain, les masses, avec les dérives totalitaires que l’on sait. On se retrouve ici coincé dans un ancien mythe et on peut se demander quelle est la place du spectateur pris entre le mythe de la participation et celui du démiurge ?
Je voudrais, à ce propos, lire un extrait d’un entretien de Baselitz qui a été publié dans le journal Le Monde en 1994. A ma grande surprise, cet entretien n’a pas provoqué de réaction ou d’interrogation. Voilà ce que dit Baselitz à propos d’une de ses oeuvres qui a provoqué un débat relativement violent. C’est un tableau, représentant une crucifixion, qu’il avait donné à un temple, dont le pasteur, à la suite de ce don, a reçu des menaces de mort. Baselitz dit à propos de cela : « Voilà la société allemande, dépourvue de structurse et d’autorités, une démocratie totale – de moins en moins cultivée… Il n’y a plus ni princse de l’Eglise, ni princes de sang, ni hiérarchise, ni pouvoirs de décision. Même dans l’Eglise – antidémocratique cependant par essence – tout le monde a son mot à dire, chaque fidèle. Aujourd’hui, avec un tel système, Michel-Ange serait interdit de Sixtine. L’art officiel est extrêmement médiocre […] Je n’ai jamais reçu de commande officielle […] Le système démocratique est dangereux pour l’art. »
Je pense que dans ces mots est évoqué un grave problème . Baselitz ne récuse pas sa panoplie d’artiste démiurge, ni même celle, au besoin, d’artiste maudit (« je n’ai jamais reçu de commande » ), ce qui peut faire rire tout le monde. Et ayant endossé ce sinistre costume, il illustre parfaitement un art qui se veut élitiste, un art qui n’est pas / plus capable de se confronter à son environnement contemporain. Un art qui s’affronte à l’idée d’une démocratie totale. La question est donc bien : dans une société démocratique, quelle peut-être la figure de l’artiste ? Quelles pratiques, l’artiste met en jeu? Est-ce qu’il est amené à se plaindre et à prendre des positions relativement réactionnaires comme celles de Baselitz, quitte même à pousser la dérive jusqu’au scandaleux. Car avant l’extrait que je vous ai lu, Baselitz dit ceci, je cite: « Hitler était aussi un artiste… mais il a quitté son atelier. ». J’ouvrirai juste une parenthèse à ce propos sur la dérive également des médias, qui a force d’être pris au piège d’une culture people, c’est à dire participative, fascinés par les mythes et incapables d’évaluation, peuvent laisser passer ce genre de discours sans questionner plus avant, sans se troubler, sans analyser. Mais aussi, sur le milieu de l’art, qui l’accepte également, sans réaction, comme si la moindre interrogation sur, par exemple, la proximité de l’œuvre de Baselitz et de son discours, risquait de tuer un marché.
Pour revenir à mon propos, la question que je pose est : quel espace possible peut-il y avoir pour une pratique artistique et sa réception, entre l’illusion du tout participatif et l’affirmation de l’artiste démiurge ? Je crois que Dominique Gauthier a bien esquissé une part de réponse à cette question.
Maurice Benayoun :
Je pense qu’il est nécessaire que je réponde, un petit peu, à ce que disait Antoine Perrot, juste à l’instant, par rapport à différents malentendus, notamment. Le terme, par exemple, d’info-communication, il me semble que cela doit me concerner et concerner certains individus qui ont des pratiques douteuses, un petit peu, dans le style de la mienne. Je suis un peu gêné parce que je ne sais pas exactement ce que cela recouvre. “Communication”, et bien, on ne peut pas dire que l’art soit dénué de toute forme de communication. Ce serait intéressant à affirmer, je sais que certains l’on dit. Paik a dit: “l’art n’a rien à voir avec la communication” et d’autres l’ont développé très longuement, mais, néanmoins, ce n’est pas complètement sans rapport, et, visiblement, on opère une confusion des outils, C’est un petit peu comme si on disait finalement: “artiste-peintre et peintre en bâtiment même combat !”. Il me semble, quand même, qu’on peut considérer que les mêmes outils peuvent être utilisés de manière différente. En ce qui concerne l’absence de distance, de recul, le fait qu’on soit complètement absorbé par des choses et qu’on n’ait aucun recul critique et qu’on soit complètement vidé, finalement, de son autonomie et du temps, une espèce de zapping permanent qui serait associé à l’utilisation de certains outils, je voudrais juste signaler une chose : lorsque j’ai présenté le “Tunnel sous l’Atlantique” entre le centre Pompidou et le musée d’art contemporain de Montréal, pendant une semaine, les gens venaient à peu près entre une demi-heure et 2 heures par jour et revenaient tous les jours pour voir comment cela évoluait, pas forcément pour agir, certains ne touchaient à rien, ils voulaient voir la chose évoluer, cela ne zappait pas dans tous les sens ! Ils voulaient absolument être Ià. J’ai rarement vu des gens de tous âges, c’est à dire entre 7 et 77 ans, venir, comme cela, régulièrement dans une exposition d’art contemporain pour regarder plus longuement une image, pour avoir encore plus de recul, pour regarder plus longuement une installation, pour mieux la comprendre et pour pouvoir en faire une interprétation plus distanciée encore. Cela ne me paraît pas si simple, je crois qu’il faut éviter de réduire et de diaboliser finalement ni les outils ni les individus.
Fabrice Bousteau: Yves Michaud, sans vouloir se lancer dans la querelle des médium, vous voulez intervenir?
Yves Michaud :
Oui, c’est là dessus que je veux intervenir car, à mon sens, Benayoun a le côté hypersensible des gens qui sont dans de nouveaux domaines, mais je ne crois pas qu’il était particulièrement visé dans cette affaire là. Ce n’est pas parce que tu utilises des médias qui ont à voir avec l’information et la communication que, immédiatement, tu es dans ce système là. Tu as bien dit que tu faisais des oeuvres interactives, que tu les montrais dans les musées. Moi, j’avais fait dans mon intervention allusion au fait que cela avait été produit avec Canal Plus, et, personnellement, je dirais qu’il n’y a pas à en avoir honte. Parce que, justement, il y a un certain type de diffusion, de visée du public qui passe par des nouveaux canaux, qui ne sont pas forcément Internet d’ailleurs. Personnellement une des choses que je n’aime pas dans la vidéo expérimentale, c’est qu’il faut aller la voir dans des musées, et j’aimerai bien la voir sur certaines chaînes de télévision câblées, je pense qu’il y aurait la place pour y voir des vidéos expérimentales. Moi, cela me barbe de descendre au 2ème sous-sol, de demander à une ouvreuse de me passer une vidéo. Il y a tellement de chaînes de télé, on ne voit pas pourquoi elles ne passeraient pas aussi de la vidéo expérimentale. Je suis tout à fait d’accord avec ce qu’ont dit Gauthier et Perrot, mais il y a une question que je voudrai poser à Benayoun : tu as dit, à la fin de ton intervention : “l’auteur c’est celui qui définit les cycles, les règles d’apparition des images”. Ca c’est l’auteur Benayoun, mais dans des médias qui sont aussi contraignants que ceux que tu pratiques, qu’est-ce que tu fais de ceux qui définissent les méta-règles d’apparition des images, je veux dire les producteurs de logiciels, les producteurs d’instruments ? Est-ce que finalement l’auteur suprême n’est pas le président de Microsoft, d’une certaine manière par rapport à cela ?
C’est une chose qui compte parce qu’on le voit très bien dans une école d’art. On voit, très bien, que les élèves qui pratiquent les nouvelles technologies, commencent à les pratiquer en essayant d’être auteurs au sein de systèmes qui sont peut être plus contraignants que l’aquarelle, la peinture à l’huile ou le dessin au fusain. Le médium pèse énormément. Alors, comment te situes-tu, toi, en tant qu’auteur, justement? Cela te permettra, peut être, de sortir du problème de l’info-communication, comme auteur par rapport à un méta-auteur, en quelque sorte.
M. Benayoun : Effectivement, je suis dans une position un peu particulière parce que à chaque fois que je fais une nouvelle création, je développe ou je fais développer entièrement le logiciel, donc, déjà, le méta-auteur, il n’existe pas vraiment, on le crée en fonction de ma demande. Le problème se pose effectivement. Pour prendre des exemples très précis: la plupart des CD Roms sont fait avec les mêmes outils-auteurs, on dit programmes-auteurs, logiciels-auteurs, d’ailleurs l’expression parle d’elle-même. Je crois que là c’est un vrai problème, car il est très difficile de sortir des clichés, des stéréotypes d’enchaînement, par exemple, avec des modes de fondus particuliers etc… On retrouve les mêmes un peu partout. Il est très difficile d’en sortir. Donc je crois qu’il y a une phase nécessaire où, finalement, l’outil a des limites, un peu rustiques, et chacun essaye de composer avec, et on sait très bien, que les limites ne sont pas forcément un gros handicap pour la création. Des fois cela oblige à aller beaucoup plus loin dans une direction, mais il est certain qu’il reste des traces. De même qu’au début de ce qu’on a appelé vidéo de création on voyait des clichés formels parce que les machines permettaient certains effets donc on retrouvait ces effets. Eh bien, de la même manière, je pense qu’il y a ceux qui arrivent à s’en dégager, qui évitent les effets faciles et qui se préoccupent surtout de ce qu’ils ont à dire et ceux, simplement, qui font une espèce de superdémonstration des possibilités de l’engin. Je crois qu’on a appris à faire la différence.
Antoine Perrot :
Oui, mais il y a aussi le problème de la réception. Dans les enjeux des pratiques artistiques, il y a le processus créateur et je ne crois pas que, même si « l’utopie de l’art est terminée », je cite, le créateur pense bidouiller dans son atelier ou dans un autre lieu quelques propositions dont la réception n’arriverait jamais. J’aimerais donc poser à Maurice Benayoun la question: quel est le rapport dans les nouveaux médias avec le spectateur ? La place de ce dernier est rarement défini, on lui présente une proposition relativement ludique, et d’ailleurs pourquoi pas, mais il s’y retrouve englobé. Il y est englobé comme quelqu’un qui va, soi-disant, être en interactivité, alors que l’interactivité actuellement, c’est une évidence, est une illusion. En fait le spectateur est guidé, si ce n’est hypnotisé, et cela pose un énorme problème de réception.
Maurice Benayoun : Je voudrais répondre à cela qui m’est directement destiné. L’idée que le spectateur est englobé n’est pas tout à fait juste, et d’ailleurs je n’utilise pas personnellement les outils type casque de réalité virtuelle et tout cela parce que je trouve qu’on n’est pas à l’aise, et je pense qu’il faut qu’on soit aussi à l’aise que dans le monde réel, donc, le plus souvent j’évite de les utiliser. L’image est autour. Néanmoins, effectivement, on a le sentiment d’immersion. Quand je plonge dans la piscine, je n’ai pas l’impression d’être manipulé par la piscine, par contre je suis obligé de prendre en compte les lois de l’eau, les lois de la flottabilité, des choses comme cela, et, d’une certaine manière, j’apprends aussi sur la piscine, j’apprends sur l’eau en faisant cela et puis s’il y a des poissons, s’il y a des êtres vivants dans cette piscine, dans ce bassin, il y aura une forme d’interaction avec eux. Est-ce qu’ils me manipulent, est-ce que je les découvre? Je ne sais pas. La différence avec un monde créé par un individu, tout cela avec tous les guillemets que vous voulez – ce propos peut apparaître complètement mégalomane, mais d’un autre côté, c’est un petit peu ça, c’est un monde symbolique, c’est un monde de représentation. Donc, pourquoi pas? La différence avec un monde comme cela c’est que ce monde là il est composé de telle manière que ses règles sont porteuses de sens, donc que le fait de l’explorer, de le découvrir, c’est comprendre le message. Chercher à comprendre? Evidemment, notre monde, lui aussi, il est à explorer. On a aussi des tas de choses à découvrir, mais rarement la finalité. Dans un monde de représentations, on peut avoir à découvrir ce que l’autre a voulu nous dire, donc on n’est pas englobé. Dans certains cas on n’est pas manipulé dans la mesure où on a, par rapport aux règles définies, une liberté relativement grande, comme dans notre monde réel. Là, on peut se déplacer d’une certaine manière, on peut pas voler sans outil, c’est vrai, on a cette limite là, mais on a d’autres libertés et c’est le jeu entre ces limites et ces libertés qui fait que notre monde s’apprécie d’une certaine manière. C’est un nouveau mode de dialogue, un nouveau mode de communication. En ce qui concerne l’aspect ludique, je croyais avoir été clair, tout à l’heure, sur le fait que je lui donnais une autre dimension et que ce n’était pas, pour moi, forcément quelque chose de réducteur et de négatif qui ramènerait à l’enfance par exemple, encore que l’enfance… le plaisir surtout… si cela pouvait ramener au plaisir ce serait quand même une bonne chose.
Une intervenante :
Je remercie Dominique Gauthier d’avoir dit ce que j’aurai aimé dire. Mais par contre à propos de ce que disait Maurice Benayoun, je pense qu’il y a une différence entre le créateur, l’artiste et le technocrate. Je ne dis pas que vous êtes un technocrate. On peut utiliser des nouveaux matériaux, de nouveaux médiums sans être technocrate, mais en science c’est pareil. Il y a des créateurs en science et il y a des technocrates. Je vais prendre un exemple très rapide, la dimension fractale qui est très à la mode. Mandelbrot, quand il prend ses ordinateurs et qu’il fait des images sur ordinateur pour faire quelque chose de joli, comme de la décoration, c’est de la technocratie. Par contre, le physicien qui arrivera à me dire comment cela se fait qu’un flocon de neige, dans les turbulences du vent avec tout ce qui se passe dans la nature, arrive, finalement, à avoir toujours la même structure, là se serait un créateur. Il y a des physiciens qui sont voués à cela, dans leur petits laboratoires, qui étudient le chaos et qui n’ont pas besoin d’ordinateur pour trouver cela. Et cela, c’est un créateur. Par contre, celui qui va produire des images ressemblant aux flocons de neige, avec des couleurs très belles etc… en mettant plein la vue, puis encadrant cela, c’est un technocrate qui se dit artiste.
Maurice Benayoun :
Je suis tout à fait d’accord avec la première partie, c’est à dire, effectivement, qu’on peut faire des images extrêmement décoratives avec des ordinateurs, et c’est très bien pour ceux que cela regarde, et je ne crois pas qu’il y ait un travail artistique vraiment intéressant derrière, nous sommes d’accord. Dire que quelqu’un qui simule des phénomènes physiques c’est un créateur, je ne partage que, moyennement, votre opinion là dessus. Maintenant,… c’est ce que vous disiez par rapport à la recherche de la structure des particules etc… pour moi…pour moi, c’est quelqu’un qui fait un travail de simulation, c’est intéressant, très intéressant, et cela a autant de valeur, je pense, que tout travail de création labelisé comme tel, mais tout cela n’a rien à voir avec ce dont je parlais tout à l’heure, absolument rien…. Oui, effectivement, ,je parlais aussi de matière vivante et non physique mais…
Fabrice Bousteau: Yves Michaud ouvrait le débat au début en posant trois questions. Il y a en a une qui n’a pas été abordée: c’est l’évolution, la multiplicité des médiums artistiques et leurs incidences sur l’art. Yves Michaud, vous dites dans votre dernier livre, comme le rappelez Antoine Perrot, que la démocratisation fait évoluer la réception de l’art et les enjeux artistiques
Yves Michaud : Je vais essayer de répondre à ce que vient de dire Fabrice Bousteau. Je dirais qu’il y a, effectivement, un éclatement des pratiques artistiques qui correspond à la fois à l’arrivée de nouveaux médias mais disons que ce n’est pas nouveau, que c’est pas si nouveau que ça, la photographie, le cinéma, les diverses pratiques de montage et de collage ont produit une quantité considérable de nouvelles formes d’art dans de nouveaux médias depuis le début du siècle et depuis le XIXème siècle. Ce qui est plus important, je dirais, c’est que notre sentiment du pluralisme par rapport aux pratiques artistiques est renforcé par le pluralisme des publics et de la réception et c’est pour cela que j’insiste là-dessus comme si c’était mon dada. Et c’est vrai que ce ne sont pas les mêmes catégories de personnes. Quand on parle du public en général à mon avis cela ne veut rien dire. Ce ne sont pas aux mêmes catégories de personnes que sont adressées les oeuvres selon leur nature et ce n’est pas forcément, en plus, pour les mêmes expériences esthétiques. Je dirais que la question est à rallonge. Il y a une pluralisation des médias, il y a une pluralisation des publics et du coup il y a aussi pluralisation des expériences.
Je crois et cela a été bien dit par Perrot et par Gauthier que l’expérience du regard sur la peinture n’est pas le même type d’expérience esthétique que l’expérience, par exemple, de la perception de la vidéo ou que l’expérience de l’interactivité à propos d’installations d’images de synthèse. C’est la différence, si vous voulez, entre la perception rapide, genre zapping ou scanning, qui fait partie de nos attributs d’animal ayant des expériences esthétiques, et puis, une expérience de perception recueillie et attentionnée. Il y a tout ce registre là. L’expérience esthétique couvre un éventail d’expériences très large et très hétérogène. Du coup j’accepte volontiers par exemple quand on réintroduit le ludique. C’est vrai que par rapport à une conception de l’oeuvre d’art comme devant recevoir une perception attentive, recueillie, concentrée, l’expérience du jeu est très scandaleuse, mais en même temps il n’y a pas besoin de remonter plus loin que Schiller. Schiller fait une comparaison systématique entre l’art et le jeu et il y a des éléments en commun entre l’art et le jeu et en même temps le jeu est une dimension différente. On redécouvre souvent aujourd’hui des dimensions ludiques dans l’art qui avaient été exclues par le modèle perceptif de la peinture. Donc je dirai triple pluralisme : pluralisme des médias, cela nous frappe quand on voit peinture, sculpture, multimédia, installation, nouvelles technologies, on se dit, mon Dieu, il y en a beaucoup… Songez aussi à l’importance du son, aujourd’hui même dans les arts visuels. Bon, pluralité des médias. Ensuite, il y a une pluralité de publics. J’ai été frappé récemment par ce que m’ont dit des jeunes femmes à Marseille qui travaillaient avec moi dans un groupe d’histoire de l’art. Elles me disaient : pour ce qui est de l’art public, nous aimons beaucoup Made in Éric. Elles me disaient que pour ce qui est de l’art public nous avons des choix et des goûts qui sont complètement radicaux par rapport aux vôtres. Mais, pour ce qui est de nos expériences privées, ce qu’on met chez nous, nous avons des goûts plus conservateurs. J’ai été très étonné de cette dissociation, même, du public à l’intérieur même des personnes. Pluralité des publics et, bien sur, pluralité des expériences. Le jeu, le zapping, ce n’est pas la même chose que la perception d’une peinture et c’est pour cela que du coup cela pose le problème de l’info-communication. Si on se met à regarder les peintures comme on zappe les émissions de télévision, bien, évidemment on va privilégier certaines peintures où on identifie très facilement la même chose qui se répète à toute vitesse. Voilà, c’est tout.
Un intervenant ( Eric de Chassey ) : Juste pour reprendre ce que disait Yves Michaud et peut être, un petit peu, considérer ce qui a été dit par un certain nombre d’artistes, je suis très frappé de voir que dans cette situation de pluralité que décrivait Y Michaud et que, en gros, les historiens d’art, les critiques, les esthéticiens, philosophes etc… reconnaissent, les artistes eux ont tendance à se placer pratiquement comme s’ils étaient en train de redéfinir une hiérarchie des genres et que, en gros, il y a une certaine tentation que je sens spécialement chez Antoine Perrot, malheureusement d’une certaine façon, à rétablir une espèce de primauté de la peinture qui procurerait des expériences plus fortes, plus sacrées, plus quelque chose comme cela, je fais exprès d’employer des termes, Antoine, que jamais tu n’emploierais, par rapport aux autres médiums, comme si cette situation de pluralité, elle était absolument insupportable et mon expérience, à moi, d’ailleurs comme historien d’art ou comme critique ou organisateur d’exposition, c’est qu’on est censé n’aimer qu’un seul genre parmi ces différent médiums et qu’il y a une très grande difficulté à se penser soi-même et à ce que les autres vous pensent comme étant capables de ces différentes expériences. Alors, est-ce qu’on peut arriver, en France, aujourd’hui, à penser les choses d’une manière plus pluraliste effectivement, pour reprendre cette idée de démocratie radicale, ou pas ? La situation française me semble, de ce point de vue là, complètement anachronique et très étonnante si on la compare, par exemple, avec la façon dont les choses peuvent se passer dans un certain nombre d’autres pays où il n’y a pas cette tentation permanente de l’ostracisme des gens qui feraient autre chose que vous. Voilà c’est simplement un discours de critique par rapport à un discours de praticien.
Antoine Perrot:
Je suis un peu gêné. Je trouve qu’Eric force un peu le trait. Il n’est pas question de rétablir une hiérarchie. Il me semble que quand j’évoque Baselitz de la façon dont je le fais, je ne cherche pas à restituer une hiérarchie. Je voudrai dire en premier que le pluralisme, dont on parlait, ne doit pas entrainer cet espace de vague consensus mou, où toute position critique est accusée d’ostracisme. Ensuite les questions que j’ai abordées, mais je suis peut être confus, les questions donc portaient principalement sur la réception des œuvres et par conséquence sur les enjeux des pratiques artistiques. Je pense et c’est ce que j’ai essayé d’expliquer tout à l’heure, que, par rapport à une démocratie radicale, il faut absolument laisser la possibilité à un spectateur, quel qu’il soit, de pouvoir faire acte soit de refus, soit d’indifférence, soit d’acceptation. Mais, et c’est l’autre face, il semble qu’au sein des pratiques artistiques, il y a des glissements et que ces glissements, justement, s’ajustent à ce pluralisme en proposant des processus un peu décalés, un tout petit peu plus faciles, plus abordables. Il y a là une analyse qui n’a pas été faite. Je regrette d’ailleurs qu’Yves Michaud n’est pas poussé son livre un peu plus loin, par exemple sur une analyse du marché. Celui-ci favorise une fragmentation des pratiques parce qu’il a tout intérêt à ouvrir le marché de l’art à une certaine forme de marketing. La peinture d’une certaine manière s’oppose à ce marketing et c’est sans doute là où elle a une position un peu difficile, ou bien, c’est l’exemple que je donnais tout à l’heure: il faut être riche, vivre dans un château moyenâgeux avec des chiens-loups autour et avoir une figure de violence, une figure de mythe médiatique. Le problème, pour moi, se pose véritablement dans cet ordre là : est-ce qu’il n’y a pas actuellement des glissements dans les pratiques, où des artistes, pour arriver à survivre et à continuer financièrement à produire, vont glisser vers des pratiques un peu plus légères, vont glisser vers des pratiques qui vont satisfaire aussi l’institution et le marché et permettre cette survie financière. Intervention brève dans la salle Antoine Perrot: Une pratique c’est pas simplement le médium, c’est pas simplement le processus dans l’atelier, une pratique artistique c’est aussi, j’espère, être dans la cité, être citoyen, se préoccuper de ce qui nous environne. On peut pas réduire une pratique à, simplement, je bidouille dans mon atelier tous les jours. Si on en est là, moi, je ne bidouille plus. Dominique Gauthier: Pour moi il s’agissait de dire à partir de quoi se posait, se situait une expérience, quel était mon engagement. Je suis engagé à ce niveau là et j’essayais de préciser les conditions optimales de cet engagement. Je m’intéresse vraiment, par ailleurs, à toutes les formes d’art, je ne fais aucune restriction, aucune hiérarchie, mais il s’agit toujours de dire quels choix on fait à un moment donné. Donc je pensais que c’était utile, par rapport à la question de la réception d’une œuvre, de dire à partir de quoi on la produit, pour quelles raisons et en tenant absolument compte des conditions objectives et spécifiques de l’œuvre mais pas du tout pour inscrire une hiérarchie quelconque. Fabrice Bousteau: Est-ce que vous avez le sentiment, Yves Michaud, qu’aujourd’hui il y a une exclusion, que le marché tente d’exclure certains médiums et d’en privilégier d’autres ? Yves Michaud : Merci de me poser ces questions car je voulais intervenir sur ce qu’avait dit Perrot. La question n’est pas de rétablir des hiérarchies, mais il faut aller jusqu’au bout du pluralisme. Le pluralisme ce n’est pas un pluralisme destiné à laisser purement et simplement s’imposer des choses qui sont à la mode ou qui paraissent être dans l’air du temps. Le pluralisme doit être vrai. Il consiste aussi à revendiquer, à accepter et à défendre un certain type d’expérience. Je crois que, dans le cas de la peinture, ce qu’il faut aujourd’hui, c’est protéger certaines expériences et défendre le droit à certaines expériences. C’est vrai que nous sommes submergés d’images, submergés de choses qui vont vite. On est submergé de ludique et on en sera de plus en plus submergé. On peut au contraire vouloir absolument revendiquer un certain type d’expérience qui n’est pas forcément une expérience du passé ou dépassée mais qui, simplement, est la nôtre. Il y a vraiment l’énorme pression de l’esprit du temps et cela on n’y changera pas grand chose, mais il reste toujours des niches, si vous voulez. C’est pas parce qu’il y a des best-sellers innommables qui se vendent par millions et qui sont fabriqués sur commande et qui sont préfabriqués, qu’il ne reste pas de la place pour quelques poètes, pour Andrea Zanzotto ou des gens comme cela. Il reste de la place pour certaines expériences qui sont indispensables car elles font partie, je dirais, de notre nature comme animal ayant des expériences esthétiques. En revanche, ce que je mettrai en cause, et vous le savez c’est un de mes sujets favoris, c’est le poids de l’institution, justement, quand l’institution cherche à courir après l’esprit du temps et là, effectivement, le pluralisme se trouve très facilement gauchi parce que si, en plus, il y a une sorte de codification institutionnelle de l’évolution de l’esprit du temps, alors cela devient grave. Donc ce que je mets en cause, c’est la volonté, je dirais, institutionnelle de manipuler le champ symbolique. Cela, c’est la formulation savante et habermassienne, c’est l’expression de ma critique de l’intervention de l’Etat et de l’Etat culturel dans l’esprit du temps. L’Etat culturel n’a qu’a laisser l’esprit du temps se porter comme il se porte et il ne se porte déjà pas si bien. Un intervenant: Je remercie Yves Michaud pour son esprit de tolérance et la clarté de son intervention et j’ai trouvé l’intervention de Benayoun très intéressante, disons très claire, très complète, mais je tiens à m’inscrire en faux. Je ne suis pas d’accord avec sa vision. Je pense pour ma part que la vulgarisation de l’art, sous des formes modernes totalement tributaires du progrès de la technique, donc informatique, info-médias etc. je ne crois pas, personnellement, je ne pense pas que la vulgarisation de l’art est de rendre l’art beaucoup plus facile, automatique, permettant aux gens de ne plus faire un effort pour voir des images, de bombarder d’images un écran informatique via internet. Je ne crois pas que cela rende service à l’art et aux artistes en général. Cela ne rend pas service à l’art comme institution, ni à l’idée de l’art, ni au marché de l’art. Je crois que ce sont des fossoyeurs inconscients de l’art qui font partie d’une modernité acceptée par esprit de tolérance, et en cela c’est positif qu’il y ait une tolérance, mais en même temps, cela réintroduit la notion de mort de l’art. Je suis personnellement contre cette évolution technologique de l’art qui me semble le contraire de l’essence du message artistique en général. Fabrice Bousteau : Yves Michaud vous voulez, sans doute, répondre en premier, mais je crois qu’il y a une confusion entre les nouvelles technologies comme outils de vulgarisation et les nouvelles technologies comme outils de création. Yves Michaud: Moi, c’était sur la haute idée de l’art que vous semblez entretenir. Vous savez, récemment à un débat, Gérard Genette disait : “Je n’ai pas d’argument contre quelqu’un qui préfère le ” Petit Vin blanc ” à l’art de la fugue, et vous m’avez félicité pour ma tolérance mais je la pousse très loin. Je crois qu’il y a plein d’expériences esthétiques qui sont extrêmement modestes, qui sont même éventuellement extrêmement vulgaires, qui sont extrêmement simples, qui sont au bord du non esthétique et qui ne doivent pas être protégées mais qui doivent être reconnues parce que je trouve qu’il y aurait, quand même, un petit paradoxe à soutenir que seules, disons, certaines personnes, particulièrement sensibles et à la sensibilité élevée, auraient droit d’avoir des expérience esthétiques. Il y a aussi une esthétique de la banalité, une esthétique du vulgaire…. Je ne parle pas là de Manzoni, car pour moi c’est encore de la haute culture, mais pensez que, même dans ces champs que vous considérez comme extrêmement vulgarisés, il y a aussi une expérience esthétique. Je dis donc, et je m’arrête là-dessus, soyons vraiment pluralistes. Maurice Benayoun: Je vais être bref pour laisser la parole au Monsieur là-bas. Deux petites choses, juste pour rectifier un petit point historique. Effectivement la première apparition d’Internet c’est aux Etats-Unis, le Web, c’est à dire sa version multimédia, c’est européen, cela a été créé au CERN, c’est à dire qu’à partir du moment où on a mis du contenu et notamment de l’image dedans, cela venait de l’Europe. Pour ce qui est dont je vous parle, je peux paraître comme un zélateur d’Internet, ce n’est pas mon but. Pour ce qui est de la vulgarisation de l’art, ce que vous dites là m’évoque aussi, un peu, ce qu’on disait au début de l’imprimerie avec les dangers qu’il y avait à divulguer trop largement, finalement, un savoir qui était réservé à certains…… Alors excusez moi si j’ai mal compris. Un intervenant: Au début de son intervention, Yves Michaud soulignait un point qui n’a pas été évoqué : l’engagement social de l’art. Je crois qu’un grand nombre d’artistes a développé dans les années 70 une réflexion sur cet engagement et sur leur rapport au marché. Par exemple, certains ont souhaité multiplier les images pour les rendre plus proches de ce qu’on pourrait appeler un public. Ce serait peut être le moment, avant de clore le débat, de revenir sur les enjeux sociaux des pratiques artistiques.