la crise de contact et autres troubles des sens
L’éthique otaku : Tous seuls ensemble
la crise de contact et autres troubles des sens
Le développement des technologies de la communication a favorisé le développement de nouveaux comportements et de nouveaux usages tout en répondant à des besoins jusque là insatisfaits.
L’explosion du phatique.
Plus qu’échanger, il s’agit d’établir et de maintenir le contact. Plus que le dialogue, il s’agit d’un monologue à deux dans lequel chacun exprime sa solitude, crée une fiction de complicité et d’échange. Il faut interroger le manque. La pulsion connective correspond peut être à un nouveau stade du miroir. Où l’on découvre que dans le retour d’effort (effort de dialogue, échange forcé) chacun accepte d’être l’otage de l’autre, pour un temps. Le temps devient l’unité de mesure de la persuasion, la crédibilité de la fiction qui s’établit entre deux individus.
Satisfaisant un besoin de validation de notre propre existence, le réseau nous place au centre de la toile. En cela, il est le piège dont on est simultanément l’auteur et la victime. Les rôles sont interchangeables. Au fur et à mesure de sa maturation, on complète les outils pour en déjouer les pièges et en construire d’autres à notre usage. En cela l’emploi du réseau comme support de création nous fait à la fois participer à la mécanique du système et révéler les limites des simulacres de la communication. Jamais la caisse de résonance n’a été si grande. Jamais chacun a pu crier si fort sa solitude.
Mais plus on multiplie les tuyaux, plus le principe des vases communiquants favorise les transferts culturels. Si l’espace des réseaux est à construire, c’est d’information qu’il doit être fait. La mise en situation de l’individu dans l’information est une forme de scénographie qui devrait tenter les dramaturges à venir. Les événements bourgeonnent dans un bouillon de culture scénaristique qui accorde à chacun le rôle de révélateur dévoilé. Plus on existe, plus on se donne à voir, plus on voit et plus on nous voit.
Mettre en scène la communication. Des architectures pour le dialogue. Je travaille sur la scénographie de la communication, créant des situations questionnantes. En surface, elles interrogent la nature des réseaux et de leur texture (le virtuel dans sa réalité) plus sérieusement, elles favorisent une réflexion sur les bases de notre être social. Si l’on est parce que le regard ou le geste de l’autre s’obstinent à nous le confirmer, la situation interactive nous donne un sentiment d’existence jusque dans la fiction au delà de la catharsis. Le spectateur n’a plus besoin de s’oublier (corps et âme) pour être de la partie, il lui faut au contraire garder les sens en éveil. Le futur de l’action dépend de lui.
S’il y a ambiguïté sur les limites de la fiction, ce n’est pas le résultat d’une performance illusionniste que le virtuel ou la synthèse permettraient plus qu’autrefois, mais c’est que ce qui semble échapper à la fiction (le mail, le chat etc.) se confond avec le jeu de rôle. Chacun est plus réel parce qu’il est prêt à se fondre dans la projection que l’on fait de son personnage. Les schèmes relationnels sont amplifiés jusqu’à cultiver le trouble qui satisfait nos exigences sinon nos fantasmes.
Dans les Grandes Questions (série d’oeuvres interactives faisant appel à la réalité virtuelle et à Internet) le visiteur de Dieu est-il plat? jouit à la fois d’une toute puissance – due au fait que le monde qu’il explore se construit autour de ses déplacements – et, en même temps, est confronté à l’impossibilité de trouver une issue, à échapper à la fatalité d’un monde qui n’est que la trace de ce qu’il produit. Les tunnels virtuels, dont le Tunnel sous l’Atlantique à constitué la première manifestation, mettent en scène le dialogue. La voix de l’autre n’est pas uniquement porteuse d’un message volontaire, elle est plus simplement la boussole qui nous guide vers cette ultime finalité qu’est la rencontre. C’est alors la matérialité même de l’obstacle qui nous sépare qui est l’enjeu du rapprochement. On creuse dans les images du passé pour se rencontrer. Le passé fait d’images est l’obstacle qui rapproche. La tension vient du fait que l’on donne un sens à la distance. Elle devient palpable et on la franchit d’autant mieux qu’attendre l’autre c’est d’abord découvrir des fragments de son passé (collectif).
World Skin, un safari photo au pays de la guerre, est une situation qui rend patent le fait qu’à distance on ne partage pas la douleur. Mais les enjeux d’image ne sont pas plus innocents, dans un rapport ambiguë à la mémoire préservée et occultée. La réalité virtuelle ne trompe pas, elle nous parle des représentations, se jouant de notre complicité et de nos refus. On est prêts à plonger mais l’immersion est parfois trop froide.
Crossing Talks, communication rafting, en préparation pour la biennale de l’ICC à Tokyo, mettra en situation un groupe de visiteurs visitant dans un CAVE* un monde peuplé à l’infini d’individus communiquant désespérément pour eux mêmes. La “survie” du groupe dépendra de notre façon de gérer notre rapport aux autres, physiquement présents dans le CAVE, confrontés que nous sommes aux interlocuteurs distants, peu concernés par les moments de crise.
Plus que le culte de l’illusion, le virtuel et ses avatars pourraient permettre de donner à voir et à vivre de nouvelles lectures du réel dont il constitue la part d’humanité qui doute.
*CAVE : Système immersif de réalité virtuelle constitué d’une pièce cubique de 3m x 3m dont les murs et le sol sont des écrans qui construisent autour de nous l’illusion d’un monde tridimensionnel cohérent.
Maurice Benayoun
Paris, le 13 septembre 1999